Turquie : à la veille du second tour, Recep Tayyip Erdogan en position de force

L’opposition espérait que la campagne présidentielle turque de 2023 soit dominée par la thématique rationnelle de l’économie. Mais elle s’est finalement jouée sur le terrain des émotions, forçant l’opposition emmenée par le social-démocrate Kemal Kilicdaroglu à se tourner vers la thématique du nationalisme avant le second tour du 28 mai. Sur ce terrain, usant d’un mélange de rhétorique nationaliste, d’héroïsme panislamique et de références historiques, Recep Tayyip Erdogan a pris de l’avance pour conquérir dans les urnes l’entame de sa troisième décennie à la tête de la Turquie.

Photo d’archives montrant des soldats turcs et des figurants lors d’une cérémonie commémorant l’anniversaire de la conquête de Constantinople par les Ottomans, en mai 2015. © Lefteris Pitarakis, AP

À la gare maritime de Kadikoy, où les bateaux traversent le détroit du Bosphore entre les rives asiatique et européenne d’Istanbul, une lutte pour captiver l’auditoire prend place.

Un écran géant monté sur un camion situé au bord de la voie maritime montre des images du candidat de l’opposition pour le second tour de la présidentielle, Kemal Kilicdaroglu. On entend ce dernier promettre de s’attaquer à tous les problèmes auxquels la Turquie fait actuellement face.  Selon lui, l’économie est en lambeaux, les droits et libertés ont diminué et les « politiques de la négativité » ont divisé la nation.

Des passants regardent un clip de campagne de Kemal Kilicdaroglu, au port de ferry de Kadikoy, à Istanbul. © Leela Jacinto, France 24

À quelques mètres de là, l’ambiance est toute autre. Le stand du parti au pouvoir, l’AKP (Parti de la justice et du développement) fait la promotion de son candidat, le président sortant Recep Tayyip Erdogan. Les haut-parleurs diffusent un air de campagne vibrant et entraînant : « Une fois de plus… choisissez Recep Tayyip Erdogan », lancent les enceintes à plein volume. Les supporters agitent des drapeaux tout en suivant la musique.

Des partisans du président turc Recep Tayyip Erdogan tiennent un stand de campagne sur le quai des ferries de Kadikoy, à Istanbul. © Leela Jacinto, France 24

Cité reliant les continents européen et asiatique, Istanbul apparait comme profondément divisée entre les deux candidats qui vont s’affronter lors d’un face-à-face électoral historique : le premier second tour présidentiel de l’histoire de la Turquie, dimanche 28 mai. Deux semaines auparavant, Recep Tayyip Erdogan avait frôlé la réélection dès le premier tour, après avoir obtenu 49,5 % des suffrages – manquant la victoire à 0,5 point près.

Compte tenu de la crise économique et des critiques qu’il a essuyées après la gestion du double séisme du 6 février dernier, ces résultats surprenants pour celui qui dirige la Turquie depuis deux décennies – onze ans en tant que Premier ministre et neuf en tant que président.

Dans cette campagne, l’opposition s’est focalisée sur le portefeuille des Turcs – s’inspirant du dicton familier lors des campagnes électorales américaines : « c’est l’économie, idiot ». On retient par exemple le clip « signature » de Kemal Kilicdaroglu, qui le mettait en scène à la table d’une cuisine, déplorant la hausse des prix de l’oignon.

Mais ce sont finalement les émotions qui se sont imposées plus que l’économie.

L’inauguration du navire de guerre TGC Anadolu, à Istanbul le 23 avril, a été le point culminant de la campagne du président sortant. « Nous voyons en ce navire un symbole qui va renforcer notre position d’acteur incontournable dans le monde », a affirmé Recep Tayyip Erdogan à la cérémonie inaugurale.

Le symbolisme a été la force motrice de l’ascension fulgurante de Recep Tayyip Erdogan vers le pouvoir et de sa capacité à le conserver malgré les obstacles. Son discours – mélangeant rhétorique nationaliste, héroïsme panislamique et références religieuses et historiques – constitue un ensemble populiste qui a balayé ses opposants politiques par le passé et qui semble prêt à recommencer. Et pour faire tout cela, Recep Tayyip Erdogan peut compter sur Istanbul.

Exploiter la richesse historique d’Istanbul

Lorsqu’il était maire d’Istanbul dans les années 1990, Recep Tayyip Erdogan avait été condamné à une peine de prison pour avoir fait référence à un poème interdit, émanant d’un nationaliste de l’époque ottomane. Ce séjour en prison a, par ailleurs, alimenté un discours victimaire qui a galvanisé ses partisans.

Plus d’un quart de siècle plus tard, c’est à une date particulière et chargée d’histoire que le président sortant s’apprête à vivre son premier second tour d’une campagne présidentielle.

Le 28 mai 1453, le sultan ottoman Mehmet II (appelé « Fatih », qui signifie « conquérant » en français) lançait son assaut final sur Constantinople, démolissant les puissants remparts de la capitale de l’Empire byzantin. Le jour suivant, le 29 mai, la cité fondée par l’empereur romain Constantin, qui avait échappé à toute conquête pendant un millénaire, passait sous le contrôle des Ottomans.

Selon le bureau du palais présidentiel, si Recep Tayyip Erdogan remporte le second tour dimanche 28 mai, il se rendra à Istanbul le lendemain de l’élection, le 29 mai. Cette date marquera le 570e anniversaire de la conquête de Constantinople par les Ottomans.

« Je préfère un leader courageux »

Dans la ville où la carrière politique de Recep Tayyip Erdogan a débuté, à quelques jours du vote de dimanche, les « Istanbullus » – comme ses habitants se définissent – commencent déjà à se comporter comme si la réélection du président sortant était déjà actée.

Pour ceux qui souffrent des effets de la crise économique, mais qui prévoient quand même de voter pour le chef de l’État turc, il y a certes un manque d’excitation, mais aussi une sorte de confort dans la continuité.

Assis sur un banc public dans le quartier conservateur de Fatih, Hussein Polat, 64 ans, semble résigné en ce qui concerne l’avenir de son pays. « J’étais bouleversé, vraiment déprimé du fait de ma situation financière, et je n’avais pas envie de voter au premier tour. Mais j’ai finalement voté, et j’ai choisi Erdogan », explique-t-il, jetant une poignée de graines à des pigeons.

Après avoir travaillé près de 50 ans dans un magasin de réparation de chaussures et dans un salon de thé, les perspectives économiques d’Hussein Polat semblent sombres. « Je peux difficilement joindre les deux bouts, les prix des produits de base ont augmenté. Personne ne veut me donner du travail maintenant que j’ai 64 ans. La vie est très difficile de nos jours », dit-il.

Hussein Polat fait une pause en nourrissant des pigeons dans un parc de Fatih, à Istanbul. © Leela Jacinto, France 24

Pourtant, malgré ses difficultés économiques, Hussein Polat n’a pas opté pour le changement dans les urnes, expliquant notamment qu’il ne connaissait pas grand-chose au programme politique de Kemal Kilicdaroglu. « Je n’ai pas vraiment eu d’idée sur l’autre », dit-il, faisant référence au candidat de l’opposition.

C’est un aveu courant parmi les électeurs turcs plus âgés, qui s’informent principalement auprès des chaînes de télévision après des années de répression envers la presse par le gouvernement d’Erdogan.

Selon Reporters sans frontières (RSF), le président Erdogan a bénéficié durant le mois d’avril d’une couverture 60 fois plus importante sur la chaîne de télévision publique TRT Haber (TRT News) que son principal adversaire. Kemal Kilicdaroglu a bénéficié de 32 minutes seulement, contre 32 heures pour Erdogan, indique RSF, citant des sources anonymes au sein du Conseil supérieur de l’audiovisuel de Turquie (RTUK). TRT Haber est « une chaîne publique qui se comporte non seulement en chaîne d’Etat, mais en chaîne au service d’un candidat contre l’autre », a dénoncé l’ONG.

Bien qu’il reconnaisse sa méconnaissance du programme de Kemal Kilicdaroglu, Hussein Polat dit être convaincu que Recep Tayyip Erdogan possède davantage les qualités d’un leader que son rival social-démocrate. « Erdogan est plus courageux que Kilicdaroglu. Je ne crois pas aux promesses de Kilicdaroglu. Je préfère un leader courageux et digne de confiance. Avec Erdogan, même si nous avons des difficultés avec lui, il a construit des ponts et des mosquées. Je suis un nationaliste et je voterai pour l’homme qui est bon pour la nation », a insisté Hussein Polat.

Son de cloche quasi identique pour Ahmet Alton. Durant une traversée en ferry depuis la partie européenne d’Istanbul vers Kadikoy, sur la rive asiatique, ce fonctionnaire à la retraite explique avoir bénéficié de la décision du président Erdogan d’augmenter les pensions de retraite de 2 000 livres turques (100 dollars) en mars dernier. Pour lui, « l’opposition n’est pas digne de confiance ». Il ajoute : « Ils peuvent faire toutes les promesses qu’ils veulent. Je ne pense pas qu’ils puissent les tenir ».

« Je vote pour l’avenir de mon pays » : les Turcs appelés aux urnes pour le second tour © Samia Metheni/France 24

Hommes, femmes et voiles

Alors que les supporters de Recep Tayyip Erdogan ont librement exprimé leur méfiance vis-à-vis de l’opposition, il n’en a pas été de même pour des supporters de Kemal Kilicdaroglu.

Assise sur un banc, admirant le coucher de soleil en attendant le ferry, une architecte trentenaire originaire du quartier stambouliote d’Üsküdar, a accepté de s’exprimer de façon anonyme et que son nom soit remplacé par Zeinab Bilgin. « Je soutiens Kilicdaroglu, mais si je le révèle publiquement, et si Erdogan l’emporte, si je postule pour un travail et qu’ils font des recherches sur mon passé, ils sauront que je supporte le CHP. J’aurai alors des problèmes pour trouver du travail », dit-elle, faisant référence au Parti républicain du peuple, fondé par Moustafa Kemal « Atatürk », père de la Turquie moderne, et dirigé aujourd’hui par Kemal Kilicdaroglu.

Les droits des femmes est le principal enjeu électoral pour Zeinab Bilgin, notamment après les résultats surprenants du parti kurde conservateur Huda-Par (Parti de la cause libre), lors des élections législatives du 14 mai.

Autrefois un parti marginal, mis de côté pour ses liens avec un groupe armé kurde islamiste opérant dans les années 1990, Huda-Par s’est aligné sur le parti AKP dans le cadre des élections de 2023. Cette alliance a permis au parti d’obtenir quatre sièges au Parlement turc – qui compte 600 sièges – provoquant l’inquiétude des activistes et défenseurs des droits des femmes.

Le parti islamiste a appelé à l’abrogation des lois donnant protection aux victimes de violences domestiques, et a dit que les conditions de travail des femmes devaient être révisées pour qu’elles « correspondent à leur nature ».

Pour Zeinab Bilgin, la montée de partis politiques tels Huda-Par signifierait un retour en arrière en ce qui concerne les droits des femmes en Turquie. « En Occident, les gens parlent d’IA [intelligence artificielle, NDLR] et de ChatGPT. En Turquie, nous sommes encore en train de parler du foulard, de religion et de 1453 », dit-elle, en référence à l’année où Constantinople fut conquise par les Ottomans.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Verified by MonsterInsights