France : l’immigré, cet eternel bouc-émissaire du débat politique

Depuis les années 1870 et la première arrivée massive de travailleurs étrangers – des Européens -, la figure de l’immigré reste un repoussoir, notamment dans les périodes de crise où « les identités collectives vacillent ». On l’appelait « le barbare », « le métèque », « le Rital » ou « le bicot » ; on l’appelle aujourd’hui « le sans-papiers », « le fraudeur » de l’asile ou « la racaille » de banlieue. Le projet de loi sur l’immigration – en débat- porté par le ministre de l’Intérieur, Gerald Darmanin, touchant les migrants et les demandeurs d’asile, est le 29e depuis 1980. Il remet à l’ordre du jour la suppression  de l’aide médicale d’État (AME), la régularisation des travailleurs sans papiers ou encore le durcissement du regroupement familial… Voilà que l’immigration revient sur le devant de la scène.

Depuis que la France a ouvert ses portes à l’immigration, à la fin du XIXe siècle, l’« autre », qu’il s’agisse d’un nouveau venu ou d’un descendant de migrants, revêt nombre de visages. Mais tous, ou presque, sont négatifs. Les Italiens de 1880, les Polonais de 1930, les Algériens de 1960 ou les Maliens de 2020 sont souvent accusés de constituer une menace pour la cohésion sociale, une concurrence sur le marché du travail, voire un péril pour la patrie.

Depuis les premières grandes vagues d’immigration de la IIIe République, les travailleurs nés au-delà des frontières de l’Hexagone sont, en effet, considérés  comme des « trouble-fêtes identitaires et culturels », selon l’expression des chercheuses Hélène Bertheleu et Catherine Wihtol de Wenden. Dans les discours politiques, les ouvrages savants, les articles de presse ou les romans populaires, ces « déracinés », écrit l’historien Gérard Noiriel dans « Le Creuset français » (Le Seuil, 1988), sont souvent victimes des regards inquiets, moqueurs, condescendants, voire hostiles de ceux qui, de fait de leur naissance ou de la couleur de peau, se considèrent comme de « vrais Français ».

Aujourd’hui encore, l’immigré est replacé au cœur du débat politique, au grand bonheur de certains médias amplificateurs et au grand dam des personnes issues de l’immigration et des demandeurs d’asile. Ils se retrouvent ainsi au cœur d’un tourbillon médiatico-politique alimentant ce malaise indicible qu’éprouve celui qui se sent regardé, scruté, parfois suspecté de profiter indûment de droits.

FRATERNITÉ ET COHESION NATIONALE

Le débat est légitime. Le droit des étrangers fait partie des législations qui fondent l’ordre juridique d’un pays. Il doit être discuté régulièrement, évoluer et s’adapter aux politiques publiques que l’État souverain souhaite mettre en œuvre. Mais il doit s’inscrire dans une éthique et un respect des droits fondamentaux. Il ne peut s’affranchir des valeurs de fraternité et de cohésion nationale, au cœur de l’esprit républicain. Sans l’hospitalité, une loi sur l’immigration n’en est pas une.

Depuis 1945, pas moins de cent lois sur cette question ont été adoptées en France, de plus en plus dures. Avec cette inflation législative, la porte s’est toujours un peu plus fermée. Non contents d’empêcher les nouveaux candidats à l’immigration d’entrer dans l’Hexagone, les pouvoirs publics ont fini par s’en prendre aussi aux Français qui tentent d’aider un tant soit peu ceux qui parviennent à passer entre les mailles du filet.

C’est devenu un délit, le délit de solidarité. Heureusement, le 6 juillet 2018, le Conseil constitutionnel a critiqué cette qualification, consacrant ainsi, pour la première fois, la valeur constitutionnelle du principe de fraternité. Salutaire rappel du lien historique entre les constitutions  françaises – depuis celle de 1946- et les conventions internationales, héritières de la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui ont régulé le droit d’asile.

POSTURES STÉRILES

Pourtant, le débat lancé par le gouvernement français en cet automne 2023 se déroule dans un climat délétère, nourri d’une actualité tristement exploitée par la droite républicaine (LR) et les partis d’extrême droite comme le Rassemblement national (RN) et Reconquête !, pourvoyeurs de la peur de l’autre, et amplifiée par quelques médias avides de sensationnalisme.

Doit-on pour autant se contenter d’observer de façon passive ces échanges parasités par les stéréotypes, les clichés, les amalgames et les postures stériles ? Doit-on mettre de côté l’humanisme qui distingue l’État de droit français, abreuvé aux idéaux de solidarité et de fraternité qui ont fait l’honneur de la France ? Doit-on renier le siècle des lumières, qui a fait de la France une terre d’asile et des droits de l’homme ? Peut-on rester impassible face à ces clichés qui réduisent l’immigré à une charge budgétaire, à n’être que la source d’une

prétendue « insécurité culturelle », voire à une menace potentielle à l’ordre public ?

Il y aura toujours, hélas, des abus et des fraudes. Pour autant, faut-il occulter les millions de personnes, immigrées ou enfants d’immigrés nés sur le territoire français ? Tous vouent à la France, leur pays, un profond respect et un dévouement à ses principes et à ses valeurs. Ils poursuivent leur chemin dignement dans la collectivité nationale, dans le respect de l’État de droit, et contribuent pleinement au développement et à la prospérité de l’Hexagone, dans tous les domaines.

Fallait-il donc lancer un énième débat, proposer une nouvelle loi, alors qu’une loi « asile et immigration » a été votée il y a quatre ans ? Voilà qui est bien suspect ! On a l’impression qu’une loi sur l’immigration manquait encore au palmarès du ministre de l’Intérieur, Gerald Darmanin, qui semble prêt à beaucoup de gestes en direction de la droite républicaine (LR), y compris à la laisser amander des articles contentant même les rangs d’extrême droite. Seulement, à force de jouer avec le feu, on finit par se brûler. Normaliser ce genre de discours, c’est à terme le rendre hors de contrôle.

La reprise en main de l’immigration que prétend vouloir effectuer le gouvernement français gagnerait à s’opérer dans le respect de la dignité de l’immigré et du demandeur d’asile. Elle ne doit pas se transformer en alibi pour un affrontement politique qui n’apportera rien et ne peut que creuser encore des fossés dans une société déjà bien fracturée.

CIMENT DE LA SOCIÉTÉ

Au-delà du débat légitime de fond sur l’immigration économique – et ses quotas- qu’il ne s’agit pas d’écarter, ne faut-il pas une approche plus réaliste et plus respectueuse du travailleur immigré, sans recourir aux clichés rétrogrades ? En effet, le débat actuel renvoie au travailleur immigré, non qualifié, tel le « plongeur » qui vient occuper le métier que « les Français refusent d’exercer », évoqué par Emmanuel Macron. Est-ce là l’image que cette nouvelle politique d’immigration souhaite porter ?

Aujourd’hui, les travailleurs étrangers sont aussi hautement qualifiés. Ils évoluent dans tous les secteurs économiques. Ils sont médecins, avocats, informaticiens, ingénieurs, enseignants, journalistes…Ils font partie intégrante

du tissu économique du pays. Eux aussi, ils forment le ciment de la société française. Ils sont originaires du Maghreb, d’Afrique subsaharienne et d’ailleurs.

Au-delà des batailles législatives franco-françaises, ce n’est rien de moins que le rapport à l’autre, l’étranger, l’ailleurs, qui se joue une fois de plus. Si seulement la France pouvait se souvenir que la migration concerne toute la planète, qu’elle a construit toute l’histoire de ce monde, car, dans les mots si justes de l’historien et politologue, Achille Mbembe, « il n’y a d’Histoire que dans la circulation des mondes, dans la relation avec Autrui ».

Robert Kongo, correspondant en France

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