Dalienst & Jarria, un amour infini

La vie des artistes se confond le plus souvent avec les relations amoureuses qu’ils entretiennent. Dans les annales de la musique congolaise certaines de ces idylles ont marqué le temps. Elles font désormais partie des célèbres grands amours que la capitale a connu. Elles ont tellement fait couler beaucoup d’encre et de salive qu’elles restent vivantes dans la mémoire collective. Pour la plus part, ces rencontres insolites ont enfanté des hits mémorables.

Dans la décennie 70, il y a d’abord eu l’intrigue enivrante entre Bavon Marie-Marie et Simplice Marie-José dont l’épilogue a été tragique. On a ensuite connu la liaison orageuse de Mbumba Attel avec Pauline Kabangu qui a aussi failli tourné au drame en aboutissant à un suicide manqué. Enfin l’extravagante histoire amoureuse de Dalienst Ntesa et la Ponténégrine Jarria qui s’est terminée par un divorce. En réalité, cette fausse rupture ne fut qu’un trompe-l’œil. Les deux tourtereaux ont entretenu en silence la flamme de leur affection même étant éloigné l’un de l’autre. Dalienst et Jarria se sont aimés pour toujours, se sont amourachés pour la vie. C’est un amour baroque,  sans limite, fait des départs intempestifs et des retrouvailles spontanées dans la bonne humeur. Un amour pas comme les autres ! Voici l’histoire de l’idylle et du destin de deux personnes qui se sont follement aimées.

En 1971, Pointe-Noire, capitale économique du Congo-Brazzaville, baigne dans les grandes vacances. C’est ce moment qu’a choisi l’association des douaniers pour inviter les Grands Maquisards qui ont le vent en poupe à Kinshasa. Pendant deux semaines, ils vont agrémenter cette ville gagnée par le maquisard mania. Le  premier bal a lieu à l’esplanade de la poste en face de la gare. Deux autres représentations sont prévues au Bel Air et au Mess des Sous-officiers.  Pointe-Noire est en effervescence. La place de la poste est envahie par une foule immense. C’est comme si toute la ville s’y est donnée rendez-vous pour voir jouer les Grands Maquisards..

Ce samedi-là au premier bal à l’esplanade de la poste, une jeune métisse née d’un père français et d’une mère congolaise, répondant au nom de Rose Bernadette Jarry Renée Demba est présente. Accompagnée de sa sœur Bibiche et de son beau-frère, elle a répondu à l’invitation que leur a donnée un des organisateurs de la soirée et ami de la famille, un certain Bazebikouela. La table de ce petit groupe est aux avant-postes donc non loin du podium. Pour la vêture, Jarry a enfilé une robe Charleston cousue par mama Hélène, la mère biologique de l’actuelle première dame du Congo-Brazzaville. Du haut du podium où il chante, Dalienst a une vue imprenable sur l’assistance. De là, il découvre la silhouette aguichante de la belle Jarry. C’est le coup de foudre. Plus tard, le chanteur confiera à son ami ponténégrin Thom qu’il allait tout abandonner pour se consacrer à ce qu’il avait cru être l’amour de sa vie.

Alors que Jarry est sur la piste en train de se trémousser et que personne n’est présente à leur table, Dalienst fait déposer des bouteilles fraîches par l’intermédiaire d’un serveur. Après la danse, le petit groupe découvre la petite surprise. Quelque temps plus tard, un membre des Grands Maquisards vient leur dire que ce cadeau vient du chef qui n’est autre que Dalienst. Les trois acceptent gentiment. Jusque-là, Jarry ne se doute de rien, ne pense à rien. Elle ne sait pas encore qu’elle est déjà sur le viseur de l’artiste.

Juste avant la fin du concert, Dalienst vient personnellement se présenter au petit groupe qui le remercie de vive voix pour son geste. Une petite causerie s’en est suivie. Constatant que les propos du chanteur commencent à aller loin et pour protéger sa belle-sœur, le beau-frère demande de vider les lieux. Et les voilà partis. Dalienst ne reste pas les bras croisés. Décidé de retrouver cette belle créature qui lui a foudroyé le cœur, il contacte les organisateurs. C’est alors que monsieur Bazebikouela lui donne le nom et l’adresse de la jeune dame. Le jeudi suivant vers 15 heures, un groupe de musiciens des Grands Maquisards composé de Dalienst, Diana, Lokombe et d’un quatrième artiste débarquent chez Jarry. Mais quel audace que celui de se rendre jusqu’à chez elle ! Issue d’une famille noble de sang royal vili, la jeune fille habite chez son oncle, le docteur Mwe Poati.

 

Arrivés sur place, les quatre artistes qui sont à la recherche d’une fille prénommée Rose, rencontrent son cousin Yves Poati, 19 ans, qui se trouve devant le portail. C’est lui qui va apporter à la jeune dame qui se trouve à l’arrière-cour la nouvelle de l’arrivée impromptue des Maquisards.  Lorsqu’elle vient à leur rencontre, Jarry prend peur. Elle pense aussitôt à son oncle qui à tout moment peut surgir. Comment réagirait-il s’il voit ces garçons devant sa demeure? D’autant plus que les artistes-musiciens, et de surcroit Zaïrois, n’ont pas bonne presse. Ces préjugés amplifient encore son angoisse.

Dans cette panique intérieure qui l’assaillit, Rose leur demande d’attendre de l’autre côté de la rue, le temps de se débarbouiller. Les Maquisards sont à l’intérieur d’une voiture affrétée par les organisateurs. Une fois prête, elle les rejoint accompagnée de son jeune cousin Yves. Les garçons lui font savoir qu’ils veulent faire sa connaissance et pourquoi pas prendre un pot ensemble. Rose se montre courtoise à l’égard de ces étrangers célèbres qui sont venus dans sa ville et qui lors du bal lui ont offert à boire. Pourquoi ne pas tailler bavette avec eux ? Elle accepte leur invitation mais demande cette fois-ci que sa sœur Bibiche soit de la  partie, question de se mettre en confiance. Cette dernière émet aussitôt l’idée d’aller prendre le fameux petit verre chez leur sœur Mère Devaux La Congolaise.

La causerie se passe normalement. Rose découvre un Dalienst éloquent qui pour bien l’avoir dans son hameçon, met en marche la dernière phase de son plan de séduction. Elle invite son interlocutrice et toute sa famille au prochain bal de samedi au Bel Air. Il lui donne aussitôt les billets d’entrée. Ce jour est vite arrivé. Jarry ne met pas son oncle au courant. Il amène avec elle au concert les jeunes de sa famille : une tante complice, ses cousins et cousines sans oublier l’incontournable Bibiche. Ce concert ne va pas jusqu’à son terme, Dalienst l’écourte pour des raisons que l’on peut deviner. Il va à la table où se trouve sa bien-aimée et lui propose d’aller terminer la soirée ailleurs. Après concertation, décision est prise d’aller boire un verre au snack-bar « Le Village », un cadre particulier où les chansons des Grands Maquisards occupent une place prépondérante. Dalienst demande à Dizzy Mandjeku de l’accompagner pour cette circonstance. Dans la sérénité du lieu choisi, l’ambiance se poursuit dans le foisonnement des propos romantiques entre Dalienst et Jarry qui apprennent à se connaître sous la flamme du feu ardent qui s’est allumé dans leurs cœurs.

A l’issue de leur séjour, les Grands Maquisards regagnent Kinshasa avec le sentiment du travail accompli. La tournée ponténégrine est une réussite. La rencontre avec la belle muse inspire Dalienst l’écriture d’une romance éponyme intitulée Jarria, pseudonyme dérivé du prénom Jarry qu’il a lui-même trouvé. Dans la chanson, il cite tous les prénoms de sa nouvelle égérie aussi de ceux comme Bibiche dont la présence a fleuri les rencontres mémorables avec Jarry. Il n’a pas non plus oublié de mentionner les lieux mythiques qui ont abrité leur entretien intime notamment le snack-bar « Le Village ». Dans Jarria 2, Dalienst se souvient même des crevettes que sa belle-mère lui a préparées lorsqu’ils se sont vus pour la première fois.

Un mois après leur succès dans la ville portuaire et la rencontre fortuite avec Jarria, les Grands Maquisards reviennent de nouveau à Pointe-Noire de leur propre gré. Le chanteur veut faire d’une pierre trois Coups : faire sa déclaration d’amour à Jarry,  rendre visite à sa belle-famille et demander la main de sa bien-aimée. Lorsque l’artiste rentre à Kinshasa après ce bref séjour, les deux tourtereaux communiquent par télégramme. C’est aussi par ce biais que la belle Ponténégrine annonce son arrivée imminente à Kinshasa. Une photo où on la voit dans les bras de Dalienst est publiée dans le magazine Jeunes pour Jeunes. Jarria débarque à Kinshasa deux mois plus tard pour retrouver son amoureux qui vit sur la rue Mbomu. Un grand bal est organisé en son honneur pour lui souhaiter la bienvenue dans la capitale zaïroise. La presse kinoise l’accueille à bras ouverts. Elle passe à la télé habillée à l’indienne, un bandeau autour de la tête. Cet accessoire qui est appelé jarria est aussitôt adopté à la fois par les Brazzavilloises et les Kinoises. Le phénomène Jarria est né. Les jeunes filles des deux pays se mettent à la mode Jarria. Plusieurs bébés qui naissent portent le nom de la Ponténégrine. Dans leur vie de tous les  jours, elle l’appelle Dan. Il l’appelle Renée. La jeune fille de 18 ans est follement amoureuse de son artiste de mari âgé de 25 ans.

Les belles choses ne durent pas. Une folle rumeur circule faisant état de l’empoisonnement de Jarria. Le fake news arrive jusqu’aux oreilles de sa maman qui demande à sa fille de rentrer immédiatement à la maison. Le temps de mire terminé, le couple se disloque. Jarria rejoint sa famille à Pointe-Noire. Alors qu’elle attend famille, elle fait une mauvaise couche quelque temps plus tard. Dalienst qui ne l’entend pas de cette oreille compose Beneda pour couper court aux ragots.

Jarria finit par s’envoler vers le pays de son père pour refaire sa vie. En France, elle convole en justes noces et fonde une famille. Mais 15 ans plus tard,  décidée de revoir son premier amour, Rose débarque à Kinshasa à l’insu du chanteur. Ntesa est dans l’OK Jazz et déjà marié avec la ravissante Mavata. Les retrouvailles se passent comme dans un conte de fée. Un grand bal est organisé en son honneur chez 1 – 2 – 3 sous le patronage de Luambo. Le séjour de la muse dure un mois. Les deux tourtereaux se retrouvent encore à Bruxelles au début des années 90, lorsque le chanteur décide de s’installer définitivement en Europe. Pour elle, Ntesa écrit deux autres titres : Belalo et La dernière lettre.

 

Depuis Kinshasa, Ntesa souffre de violents maux de tête incessants. Il s’en est toujours plaint. Les traitements ambulatoires suivis n’ont rien donné. En réalité, ces douleurs intenses sont provoquées par une tumeur découverte sur le tard pendant son hospitalisation à Bruxelles. Lors d’un de leur nombreux entretiens et comme par  prémonition, Dalienst dit à Jarria que s’il lui arrivait de mourir, il préférerait qu’elle soit au chevet de son cercueil afin lui permettre de partir en paix. Renée promit de respecter sa volonté. Dalienst n’a-t-il pas chanté dans Jarria :  « Tokovanda se liwa ?  »

Lorsque Dalienst décède en Belgique, Jarria est présente à côté de Mavata. Les anciens de l’OK Jazz exécutent la chanson Jarria pendant que les deux femmes côte à côte et unies dans la douleur se recueillent devant le cercueil ouvert, regardant pour la dernière fois le corps inanimé de leur bien aimé.

L’histoire de Dalienst et Jarria est un roman d’amour qui laisse plus d’un lecteur perplexe. Au fil des pages, on découvre l’affection inébranlable de deux êtres portés par une foi magnétique qui les empêche de se séparer. Leur attrait mutuel est tellement fort que tout paraît nouveau chaque fois qu’ils se retrouvent. Aujourd’hui Dalienst s’en est allée, mais Rose dans sa solitude l’aime encore comme au premier jour de leur idylle. Même s’il n’est plus là, elle revit au plus profond d’elle sa présence à travers les chansons qui l’ont immortalisée et dans l’intimité de ses souvenirs. Le temps a emporté Ntesa mais n’a pas réussi à entamer ce fol amour qui brûle encore et toujours dans le cœur de Rose Bernadette Jarry Renée Demba.

Samuel Malonga

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