Relations internationales : la dette chinoise et l’Afrique

Des critiques accusent la Chine de faire tomber les pays africains dans le “piège de la dette”. L’ancien vice-président de la Banque mondiale apporte son point de vue concret.

 © Justin Yifu Lin (photo : People.cn)

« Il n’y a pas de piège de la dette chinoise ! » par Justin Yifu Lin, ancien vice-président de la Banque mondiale

Alors que la coopération entre la Chine et l’Afrique ne cesse de progresser, des critiques continuent de mettre en cause l’aide au développement pratiquée par la Chine, accusant celle-ci de faire tomber les pays africains dans le « piège de la dette ». Justin Yifu Lin, doyen de l’Institut de la nouvelle économie structurelle de l’Université de Beijing, apporte ici des réponses théoriques et concrètes à ces critiques injustifiées. Pour lui, c’est l’insuffisance de développement qui est le plus grand piège pour l’Afrique

Fin novembre 2021, des progrès importants ont été enregistrés lors de la 8ème réunion ministérielle du Forum sur la coopération sino-africaine. La Chine et l’Afrique ont formulé conjointement la Vision 2035 de la coopération sino-africaine, avec dès la première période triennale la mise en œuvre de « neuf programmes » dans les domaines de la lutte contre le covid, l’agriculture, l’environnement, l’éducation.

Malgré ces avancées, on entend encore sur la scène internationale des analyses douteuses sur « le piège du port de Hambantota au Sri Lanka », « la prise de contrôle de l’aéroport d’Entebbe en Ouganda » et autres théories sur une « diplomatie de la dette chinoise ». En fait, la Chine a formé un nouveau concept d’aide au développement qui est différent de celui de l’Occident depuis la Seconde Guerre mondiale. Voici le point de vue de M. Justin Yifu Lin, ancien vice-président de la Banque mondiale, tiré d’une interview à Maku Insigts/Observer[1].

Le financement chinois contribue à atténuer la crise de la dette, au lieu de la créer

Il est vrai que de nombreux pays en développement ont des problèmes d’endettement, mais ce sont des dettes accumulées sur une longue période dans le passé. Bien que les projets chinois augmentent les dettes pendant le temps de la réalisation, celles-ci représentent une proportion relativement faible du total de l’endettement du pays.

Par exemple, dans le fameux « piège de la dette du port de Hambantota », la Chine a construit de nombreuses infrastructures dans le pays, notamment le port de la capitale Colombo et le port de Hambantota, dans le sud de l’île. Mais ces constructions ne représentent que 10 % de la dette totale du pays. Les 90 % restants sont apportés par d’autres pays.

Le Sri Lanka a loué les droits d’exploitation de 99 ans du port de Hambantota à une société chinoise, obtenant ainsi un fonds pour rembourser ses dettes. Ainsi, ce que le Sri Lanka paye, ce ne sont pas les dettes de la Chine, mais les dettes passées. S’il y a un piège, c’est bien l’ancien piège de la dette. D’une part, l’investissement de la Chine aide le pays à bâtir ses infrastructures ; d’autre part, la Chine fournit aussi des fonds pour aider le Sri Lanka à rembourser ses anciennes dettes. Alors comment peut-on dire qu’il s’agit d’un « piège de la dette » qui serait fabriqué par la Chine ?

En ce qui concerne les « pays très endettés » d’Afrique, la dette causée par les infrastructures chinoises ne représente en moyenne que 15 % de la dette totale de ces pays, c’est-à-dire une proportion très faible. Les autres 85% de la dette sont dus à d’autres pays, en particulier les pays occidentaux, au cours des années passées.

Mais il faut avouer que ces pays ont une faible capacité de remboursement. Pourquoi ? Parce que les dettes contractées par les pays africains dans le passé n’ont pas été utilisées pour résoudre le « goulot d’étranglement » du développement : difficultés d’augmenter l’emploi, de promouvoir le développement économique, d’accroître les recettes fiscales du gouvernement, d’exporter les marchandises pour gagner des devises, etc.

A l’inverse, si l’aide extérieure de la Chine a été approuvée par de nombreux pays en si peu de temps, c’est parce que les idées et les pratiques de la Chine peuvent vraiment aider ces pays.

L’aide occidentale : une conception ancienne et inefficace du développement

Pourquoi l’aide occidentale n’est-elle ni efficace ni suffisante pour aider les pays en développement à surmonter les « goulots d’étranglement » de leur croissance ? Parce que les théories économiques dominantes à l’Ouest ignorent la nécessité de la transformation structurelle de la société. Investir dans l’éducation, la santé, les droits de l’homme, la transparence politique, tous ces facteurs ne suffisent pas à alimenter les moteurs de la croissance et à créer des emplois, sauf en les combinant avec des actifs productifs et du capital humain. Selon la nouvelle approche que nous soutenons, la construction des infrastructures doit être associée à des zones économiques spéciales ou au développement urbain, en respectant notamment la transformation structurelle de ces régions.

Le « consensus de Washington » et les institutions financières américaines ont donné trop d’importance à la libéralisation des capitaux. La plupart des pays en développement ont suivi les conseils du FMI et de la Banque mondiale depuis les années 1990 pour réduire l’intervention gouvernementale, tout en renforçant le rôle du marché. Cependant, les résultats ont été décevants. Les performances économiques de la plupart des pays en développement ont continué de se détériorer au cours de cette décennie.

De plus, l’aide « conditionnelle » occidentale n’incite pas les pays bénéficiaires à saisir les opportunités de développement. Un exemple en est ce ministre des Finances du Burkina Faso qui s’est un jour plaint que les exigences de réformes imposées par le Fonds monétaire international impliquaient près de 500 réformes par an, soit une moyenne de 1,5 par jour ! L’une des leçons importantes à tirer des économies émergentes telles que la Chine est que ces pays en développement ont toujours été maîtres de leurs réformes et de leur développement, en mobilisant leurs propres ressources tout en saisissant les opportunités.

Les critères contestables des institutions financières internationales

La Banque mondiale utilise une série d’indicateurs pour évaluer la soutenabilité de la dette des pays en développement. Par exemple, l’un des indicateurs est le ratio dette/PIB des pays en développement. Lorsqu’il atteindra un certain niveau, la Banque mondiale considérera que la capacité future de remboursement de la dette est insuffisante et cessera de prêter à ces pays. Or, il faut noter que le système d’évaluation de ce cadre soi-disant « durable » n’est pas assez scientifique.

Tout d’abord, dans la classification de la dette, la Banque mondiale n’identifie pas l’objectif de la dette, que ce soit pour soutenir la consommation, la sécurité sociale, les allocations de chômage, etc. Comme nous l’avons indiqué précédemment, l’investissement utilisé pour supprimer le goulot d’étranglement de la croissance (investissement dans la construction des infrastructures) augmentera la dette pendant la période de mise en place, mais lorsque la construction sera terminée, la capacité de remboursement du pays augmentera et la dette diminuera. Si les institutions financières internationales tenaient compte de cette nécessité d’infrastructures) des pays en développement, davantage de soutien au crédit pourrait être apporté.

Deuxièmement, la Banque mondiale calcule le montant total de la dette. Elle ne prévoit pas si la dette se transformera ou non en actif. Si la dette est utilisée pour soutenir les dépenses publiques, qu’il s’agisse des allocations de chômage ou des opérations gouvernementales, cette dette ne produira pas de valeur nouvelle. Au contraire, si l’on investit dans une infrastructure qui constituera un actif, cet actif sera rentable, donc la dette nette sera inférieure à la dette totale.

Ainsi, lorsque j’ai été vice-président de la Banque mondiale, j’avais déjà préconisé que, pour repenser le cadre de viabilité de la dette, on puisse savoir la dette peut être utilisée pour investir afin d’éliminer les « goulots d’étranglement » de la croissance, ou simplement pour soutenir les dépenses et la consommation. Lorsque l’on prend en considération la soutenabilité de la dette, les deux ont des significations tout à fait différentes.

Je suis heureux de voir que les institutions internationales de développement, telles que le FMI et la Banque mondiale, ont commencé à changer d’orientation. Lorsqu’on mesure la dette d’un pays emprunteur, il faut tenir compte non seulement de la dette totale, mais aussi des actifs. Car avec actifs, la dette nette sera plus faible. Il faut aussi prendre en considération l’objectif de l’emprunt : est-ce pour la consommation ou l’investissement ? S’il s’agit d’un projet de dette d’investissement, non seulement la dette n’augmentera pas à l’avenir, mais la dette passée pourra être remboursée en même temps.

Le modèle d’aide chinois comparé au consensus de Washington

Tout d’abord, le Consensus de Washington estime que le marché prendra soin tout seul de l’investissement des infrastructures. Pour donner un exemple, après la Seconde Guerre mondiale, la Banque mondiale a fait des infrastructures le plus grand secteur de ses investissements. Cependant, lorsque je suis allé à la Banque mondiale en tant qu’économiste en chef en 2008, le secteur des infrastructures avait disparu. En raison de la montée du néolibéralisme après les années 1980, les pays occidentaux pensaient que le marché résoudrait le problème du goulot d’étranglement de la croissance.

Mais en fait, après les années 1980, sans le soutien des gouvernements et des institutions internationales, les pays en développement ont très peu investi eux-mêmes dans les infrastructures. Seul le secteur des infrastructures de communication mobile a intéressé le marché. Or, d’autres infrastructures, telles que l’irrigation, l’électricité, les routes, ne peuvent pas être financées par le marché : c’est pourquoi les pays en développement ont rencontré beaucoup d’obstacles en matière d’infrastructures. Comme je l’ai déjà mentionné, les pays en développement ont deux avantages : les ressources et la main-d’œuvre. Pour développer les industries à forte intensité de main-d’œuvre, il faut d’abord avoir des routes, des réseaux d’électricité et d’autres infrastructures. Or, ces infrastructures ne peuvent pas être déployées en peu de temps à travers tout le pays. La solution chinoise consiste à construire d’abord un parc dans une zone économique spécifique, puis à le moderniser pour mettre en valeur la main-d’œuvre locale. Ce parc permettra de créer rapidement des emplois, d’accroître les exportations et les recettes fiscales de l’État. Une fois que le gouvernement a perçu des impôts, il peut rembourser la dette, tout en disposant de davantage de fonds pour de nouveaux investissements. Ceci est complètement différent du consensus de Washington sur l’aide au développement.

Les critiques internationales sur l’aide de la Chine sont non fondées

Il est important aussi de clarifier la nature de l’infrastructure. Tous les investissements dans les infrastructures ne sont pas bons. Lorsque la Chine investit à l’étranger, elle tient compte du choix du lieu, de la méthode de construction, des industries sur lesquelles l’installation peut avoir un effet positif, du temps nécessaire pour mener à bien l’opération. Nous regardons aussi si le revenu de la dette dépend de la fiscalité de l’État, ou d’autres charges après investissement Nous évaluons le temps nécessaire pour rembourser la dette, etc.

La Chine préconise des projets d’infrastructure de haute qualité, ce qui exige que l’investissement soit soigneusement conçu au stade initial. C’est ainsi que le gouvernement chinois laisse souvent le pays où les projets d’infrastructure sont envisagés– considérer avec soin s’il a la capacité de rembourser la dette.

En outre, la Chine promeut le concept de développement vert et durable. Nous suivons les principes mis en avant par l’initiative « la Ceinture et la Route » : « co-consultation, co-construction, partage, ouverture, transparence, souci écologique et durabilité ». Ces principes doivent être pris en compte lors de la réalisation de projets d’infrastructures. De nombreuses critiques internationales sur la Chine s’appuient sur des expériences dogmatiques du passé, incohérentes avec la réalité. La Chine prend ces critiques comme un rappel bienveillant.

Le plus grand piège de la dette, c’est que les pays en développement ne parviennent pas à se développer. L’initiative « la Ceinture et la Route » prend l’interconnexion des infrastructures comme point de départ pour construire une communauté de destin pour l’humanité. Elle reflète, par l’efficacité de son concept et de son fonctionnement, les aspirations, les expériences et les objectifs communs des pays du Sud.

Jeune Afrique

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Verified by MonsterInsights