Henry Kissinger, l’homme des missions impossibles, s’est éteint


Né près de Nuremberg en 1923, il avait fui l’Allemagne nazie pour devenir « l’homme indispensable aux États-Unis ». Secrétaire d’État de Nixon et de Ford, il avait reçu le prix Nobel de la paix en 1973 pour avoir jeté les bases de la fin de la guerre du Vietnam.

Il n’attachait, disait-il, aucune importance au protocole. «Appelez-moi tout simplement “Excellence”…», aimait-il à plaisanter auprès des journalistes. Henry Kissinger«l’homme indispensable aux États-Unis», comme on le qualifiait dans les années 1970, le «seul secrétaire d’État américain à avoir été servi par deux présidents consécutifs», selon ce mot fameux qu’on lui a attribué, est mort, mercredi 29 novembre, à l’âge de 100 ans.

L’ancien président américain George W. Bush a aussitôt salué sa mémoire, l’Amérique ayant selon lui perdu «l’une de ses voix les plus sûres et les plus écoutées en politique étrangère». Le fait qu’un tel homme, réfugié de l’Allemagne nazie, ait pu devenir chef de la diplomatie américaine «raconte tant sa grandeur que la grandeur de l’Amérique», a ajouté le républicain dans un communiqué.

Ses détracteurs le surnommaient «Raspoutine». Successivement conseiller auprès des gouvernements d’Eisenhower, de Kennedy et de Johnson avant de devenir le secrétaire d’État de Richard Nixon puis de Gerald Ford, Henry Kissinger forgea pendant huit ans l’histoire diplomatique mondiale. Rappelé par Ronald Reagan en 1985, il fera à nouveau partie de ses conseillers en matière de politique étrangère. «En cas d’urgence, bien sûr que je serai disponible!», indiquait encore ce diplomate infatigable lors d’une interview en mars 2000.

Son ambition première : devenir comptable

«Dear Henry» naquit en 1923, à Fürth, près de Nuremberg, en Allemagne, dans une famille juive cultivée et très pratiquante. La famille fuit les persécutions nazies en 1938 et émigre aux États-Unis, où elle s’installe à New York. Les débuts sont difficiles: le père, Louis, ancien professeur au collège de jeunes filles de Nuremberg, devient libraire, tandis que la mère est cuisinière chez des particuliers. À l’époque, Henry n’a qu’une ambition : devenir comptable. Pour payer ses études, il travaille comme garçon de courses «à onze dollars la semaine». En 1941, il obtient le diplôme de la George Washington High School. Mais la Seconde Guerre mondiale bat son plein: en 1943, alors qu’il vient d’obtenir la citoyenneté américaine, il est envoyé sur le front européen.

À la fin de la guerre, il reste quelque temps en Allemagne occupée, puis retourne en 1946 aux États-Unis, pour poursuivre ses études à l’université de Harvard. C’est à cette époque qu’il commence à faire ses armes dans la politique. Dès 1956, il collabore avec le gouvernement Eisenhower, puis avec celui de Kennedy, et enfin celui de Johnson. Il a avoué plus tard ne pas être d’accord avec la philosophie optimiste du deuxième ni avec la diplomatie au jour le jour du troisième.

Son esprit et son sens de l’humour, écrit Walter Isaacson dans Kissinger : une biographie, font rapidement du jeune Henry un hôte apprécié dans les soirées mondaines. Il cultive les puissants, lit tout ce qui lui tombe sous la main, pour être capable de briller dans n’importe quelle conversation. Sa capacité à s’entendre avec des gens de toutes opinions politiques devient légendaire. En 1973, 85 % des Américains le sacreront «l’homme le plus admiré» du pays. «C’était le premier et jusqu’à présent la seule célébrité diplomatique de l’ère des médias», commente Walter Isaacson. C’est aussi à cette époque qu’il est choisi par le magazine Playboy comme «meilleur compagnon pour une soirée».

Amateur de jolies femmes

Henry Kissinger et Le Duc Tho (mai 1973)

Car ce cher Henry est également un amateur de jolies femmes. «Le pouvoir est le plus efficace des aphrodisiaques», avouait l’homme au visage poupin, à la silhouette grassouillette et aux épaisses lunettes écaille. Malgré un emploi du temps accablant, il s’exhibe volontiers en compagnie de starlettes. «Quand vous avez passé la journée avec Mme Golda Meir, disait-il avec son inimitable accent bavarois, vous n’avez pas besoin d’Indira Gandhi pour la nuit, vous préférez Jill Saint-John!» (une jolie actrice, NDLR).

C’est avec Richard Nixon qu’Henry Kissinger va véritablement acquérir une stature internationale. «La plupart des grandes initiatives politiques américaines ont commencé sous Nixon : le Proche-Orient, l’Union soviétique, la Chine, rappelle le diplomate dans ses Mémoires. Et nous avons mis fin à la guerre du Vietnam.» En 1969, «Dear Henry» entame les négociations d’un accord sur le Vietnam qui permettra aux États-Unis de se retirer de ce pays où ils s’embourbent depuis huit ans déjà. En 1972, c’est encore lui qui réussit à faire reconnaître la Chine communiste par Washington. Une Chine dont il ne cesse de prendre la défense: il se dit fasciné par Mao Zedong, Zhou Enlai et Deng Xiaoping et n’a trouvé nulle part «d’interlocuteurs plus réceptifs à la pensée nixonienne». Il est aussi la cheville ouvrière des négociations stratégiques avec Moscou.

L’ambassadeur de Chine aux États-Unis, Xie Feng, a qualifié jeudi de «perte énorme» la disparition d’Henry Kissinger. «Je suis profondément choqué et attristé d’apprendre le décès du Dr Kissinger», a écrit sur le réseau social X (ex-Twitter), bloqué en Chine, l’ambassadeur Xie Feng, dans ce qui constitue la première réaction officielle de Pékin à ce sujet.

S’il fallait trouver un inventeur à la «navette diplomatique», c’est sans doute lui qui serait désigné: négociateur inlassable, Henry Kissinger était capable de parcourir quelque 200.000 kilomètres par an. Les fameuses «navettes», reprises plus tard par tous les secrétaires d’État américains, vont connaître leur apogée en 1973 au Proche-Orient.

«De tout cœur» avec le général Pinochet

«L’homme des missions impossibles» visitera toutes les capitales, sans pouvoir empêcher pour autant la guerre de Kippour. Pour éviter l’écrasement des Arabes, il retardera les livraisons d’armes américaines à Israël, et imposera le cessez-le-feu dès que Tsahal franchit le canal de Suez. Dans ses Mémoires, il racontera, à Riyad, «avoir réfléchi aux étranges détours du destin qui avait amené un réfugié fuyant les persécutions nazies à représenter la démocratie américaine en Arabie.»

1973 est aussi la date du Golpe au Chili. Selon des documents récemment déclassifiés, Henry Kissinger aurait joué un rôle clé dans le renversement du régime de Salvador Allende. On comprend, dès lors, que celui qui se disait «de tout cœur» avec le général Pinochet n’ait pas souhaité que ce dernier soit jugé

Cette année 1973 marque surtout le faîte de sa gloire: les accords de Paris, mettant fin à la guerre du Vietnam, lui valent le prix Nobel de la paix. Deux ans plus tard, ce sera le revers le plus pénible: Kissinger essaiera même de rendre son prix lorsque Saïgon tombera aux mains des communistes.
Mais, entre-temps, le scandale du Watergate a éclaté. Richard Nixon démissionne, et Gerald Ford termine son mandat. Kissinger n’est pas éclaboussé: il demeurera secrétaire d’État jusqu’à la présidentielle d’octobre 1976. Le 20 janvier suivant, tandis que celui qu’il surnommait «le plouc», Jimmy Carter, s’installe à la Maison-Blanche, Henry Kissinger, lui, fait ses bagages.

«Henry pensait que c’était lui le président»

Ce n’est pourtant pas encore l’heure de la retraite. Tout en rédigeant ses Mémoires, qui paraîtront peu après ceux de Nixon, en 1979, Henry Kissinger avoue avoir une quinzaine de jobs! Il siège comme directeur dans plusieurs conseils d’administration. Il devient conseiller spécial de plusieurs grandes firmes, comme les studios de cinéma MGM ou le Crédit lyonnais. Il apparaît même dans des spots publicitaires, notamment pour le New York Times et le magazine The Economist.

On vient encore de toute la planète lui demander son avis. Cinq ans après son départ du gouvernement, il fonde Kissinger Associates, une entreprise de «consulting» de haut niveau… à 225.000 dollars le forfait annuel! Car «Dear Henry» n’a pas oublié ses cours de comptabilité : il demande en général 10.000 dollars pour une interview, le double pour une conférence. En 1990, il sera conseiller du gouvernement vénézuélien pour les investissements. En 2000, c’est au président indonésien Abdurrahman Wahid qu’il dispensera ses suggestions avisées.

Pour son biographe, Henry Kissinger demeurera aux côtés de George Marshall «en haut du panthéon des hommes d’État américains». Quelquefois, racontait Nixon, «Henry pensait que c’était lui le président. D’autres fois, il fallait le cajoler et le choyer comme un enfant.»

Avec Le Figaro


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