Transport en commun: de Léopoldville à Kinshasa 

Lorsque Léopoldville fut créé en 1881, le mode habituel de déplacement  était la marche à pied. La route des Caravanes qui reliait la capitale à Matadi fut un chemin piétonnier où les marchandises étaient transportées à dos d’homme.  L’autre option pour les déplacements était la pirogue. Les pêcheurs s’en servaient pour les besoins de leur travail. Mais il ne constituait pas un moyen de transport public pour relier les différents villages riverain du fleuve Congo ou de ses affluents.  La première voiture à rouler dans les rues de Léopoldville fut une Ford en 1914. Elle fit sensation auprès de la population qui sûrement voyait un véhicule motorisé pour la première fois. Un autre moyen de transport fut le taxi pousse-pousse. Ce fut un monoplace sans moteur possédant des poignets à l’avant et à l’arrière pour les deux pousseurs. Avec cet engin écologique, les passagers blancs pouvaient se déplacer du port à l’hôtel A.B.C, un cadre huppé de l’époque. Le pousse-pousse connut un franc succès dans les années qui ont suivi la première guerre mondiale. Il fut prohibé puis rétabli pendant la deuxième guerre mondiale pour économiser le carburant, mais ne connut plus le retentissement d’autrefois. 

Bicyclettes  et bus fula-fula  à Léopoldville vers 1951

Sur proposition des entrepreneurs de l’époque, le Comité Urbain donna son aval à la création de la première société de transport en commun. La société ITAC (Industries et Transport Automobiles au Congo) vit le jour en 1928. Mais c’est un service réduit à quelque trois bus seulement. La ville ne compte encore que quelques communes éparpillées dont Kintambo.  Les bus relient le port, la gare et Kalina à l’hôtel A.B.C où descendaient les touristes européens.   Le vélo fut introduit en 1929 alors que Léopoldville était déjà devenu la capitale du Congo belge en remplacement de Boma. Suivirent aussi l’implantation sur place de différentes usines de montage des bécanes. L’engouement porté sur ce mode de déplacement individuel fut tel qu’en 1956, Léopoldville comptait pas moins de 50.000 bicyclettes. Des pistes cyclables avaient même été installées dans certains endroits. Mais devenus moyen de déplacement très dangereux, les vélos disparurent quasiment de la circulation dans les années 70. Les premiers taxis kinois sont fournis par Pires et ont commencé à circuler en 1940. Dans la capitale congolaise, les besoins en moyens de transport se faisait de plus en plus sentir pour le gros de la population. Car il n’existait pas encore à l’époque, des sociétés de transport urbain dont les bus pouvaient permettre aux gens de se déplacer en masse d’un bout à l’autre de la ville. Devant les difficultés évidentes qui entravaient la mobilité des personnes  à travers cette capitale qui ne cessait de s´étendre et qui voyait sa population grossir, Constantin Pipinis, n’avait pas manqué d’imagination. En 1948, cet entrepreneur grec introduisit  en effet le premier transport public pour congolais : le fula fula. Ce n’étaient pas des autobus proprement dits mais plutôt des camions convertis avec banquettes le long des côtés dominés par de grandes ouvertures bâchées. Cette révolution dans la mobilité des personnes avait été également  rendue possible grâce à l’asphaltage de  plusieurs artères de la cité indigène par le gouvernement de la ville. Les Léopoldvillois étaient satisfaits de la rapidité avec laquelle ils pouvaient couvrir de longues distances, même s’ils y étaient entassés. Dès lors, devenu pionnier en ce domaine et père du transport en commun kinois, le nom de Pipinis devint aussitôt synonyme de bus ou de tout autre moyen de transport motorisé. 

Le pousse-pousse

Dans la même année, le ministère des Colonies dépêcha une équipe de consultants à Léopoldville pour évaluer les problèmes de transport dans la capitale du Congo belge. Comme les Congolais qui se rendaient au travail à pied arrivaient souvent très fatigué au service à cause des longues marches faites, une étude de faisabilité fut menée en 1952. Deux ans plus tard en 1954, la  société TCL (Transports en Commun de Léopoldville ) fut créée avec 12 gyrobus commandés en Suisse. Avec ses 20 km de longueur, le réseau gyrobus de Léopoldville était le plus long du monde. Mais pour des difficultés de recharge, ces bus électriques disparurent en 1959 au profit des bus diesel. En1960, TCL comptait quelque 200 autobus avec 18 lignes pour une population estimée à 400.000 âmes. Victime de son succès, le mot gyrobus survécu à la disparition des ces bus électriques car les autobus diesel qui le remplacèrent  furent toujours appelés vulgairement « gyrobus  » alors qu’ils étaient de marque Brossel. Quant aux taxis-bus, ils firent leur apparition dans les rues de Léopoldville en 1958. La Combi de la marque allemande Volkswagen fut le modèle préféré.      

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                     Gyrobus  de TCL devant la gare Centrale      

De tous les moyens de transport en commun kinois, le fula-fula fut le plus original. Celui de la première génération introduit par Pipinis avait sur les côtés de très larges ouvertures pour la ventilation et une seule porte en arrière. Par contre, les camions-fourgons de la deuxième génération prirent un nouveau look. Les bâches d’antan avaient disparue et les fenêtres rétrécies étaient grillagées. Les passagers, tels des prisonniers dans une étroite cellule,  étaient à la merci des intempéries. En plus, il y avait deux portes placées sur le côté droit qui se fermaient à l’aide d’un simple crochet. Les receveurs portaient  d’habitude un sac en bandoulière pour y fourrer l’argent de la recette du jour. Dans cette cabine où en plein soleil régnait une chaleur suffocante, ils vendaient les tickets en se déplaçant de façon acrobatique dans le bus bondé.    Bus fula-fula au marché central de Kinshasa  
 

Ce moyen de transport atypique fut le symbole même de la ville-province de Kinshasa. Les fula-fula trainaient leur fière silhouette à vive allure dans toutes les grandes avenues de la capitale. Grâce à l’exode rural, la capitale ne cessait de s’agrandir. Dans cette foulée de nouveaux arrivants furent créées des zones annexes et des territoires suburbains qui plus tard devinrent des communes à  part entière. Malheureusement, ces nouvelles entités administratives  n’étaient pas desservies par les bus de l´OTCZ. Ceux-ci au dépends des zones périphériques, ne circulaient que dans les municipalités où les avenues étaient bitumées. Pour les particuliers et les petits patrons, ce fut une aubaine pour leurs fula-fula qui bravaient le sable et atteignaient même les communes les plus reculées.  Deux aspects caractérisaient ces fameux camions-bus : la vitesse et l’entassement des voyageurs qui étaient de véritables clients-marchandises. En outre, ces fourgons-bus n´avaient pas de lignes fixes.  Ils étaient en permanence à la recherche des itinéraires où ils pouvaient avoir le plus de passagers possibles. Aux heures de pointe, ils étaient remplis comme un œuf et les clients serrés les uns contre les autres. Toujours aux heures de pointe, dans les arrêts bondés de monde, Les passagers se bagarraient parfois pour avoir une place. Entre eux, les fula-fula se disputaient les clients. Les receveurs ne manquaient pas d’astuces pour inciter les chauffeurs à dépasser le bus concurrent. Il fallait kokambika (empêcher) son poursuivant direct. Il n’était pas rare de voir un fourgon-bus stationner en oblique devant un autre pour le contraindre à ne partir avant lui. Cela se faisait surtout aux heures creuses où le trafic était fluide. Dans cette course effrénée aux clients, la seule solution était la vitesse. Cette tendance à vouloir rouler à tombeau ouvert provoquait de nombreux accidents. Il y avait des passants renversés, écrasés ou simplement la porte du fula-fula bondé qui cédait sous le poids des passagers. Bien des gens montaient la peur au ventre dans ces véhicules qui avaient mauvaise réputation et qu´ils considéraient à la fois comme des cercueils roulants et de vrais engins de mort. 

Autobus diesel de TCL à la gare centrale de Léopoldville

L’accident le plus spectaculaire s’est malheureusement  produit un bel après-midi à la hauteur de l’arrêt qui borde la plantation d’eucalyptus à Ndjili. Un fula-fula qui se dirigeait vers Kingasani s’arrêta tout juste sous une de ces passerelles inachevées qui longent le boulevard Lumumba. Alors qu´il était en stationnement pour permettre aux  passagers de descendre et de monter, une pelleteuse surgit sur les lieux. Son conducteur qui n’avait pas tenu compte de la hauteur du bras de sa machine voulut passer sous la construction. Le bras articulé était tellement surélevé qu’il se fracassa contre le grand bloc en béton armé de la construction inachevée qui céda sous le terrible choc. En s’écroulant, il termina sa chute sur le bus stationné tout juste en-dessous. Ce fula-fula qui se trouvait au mauvais endroit et au mauvais moment fut broyé comme un simple papier froissé ainsi que les personnes qui se trouvaient abord. Le fourgon-bus rempli de sang se transforma en un amas de ferraille avec à l’intérieur un tas de corps déchiquetés. Le conducteur ainsi que plusieurs passagers périrent de façon effroyable. Il y eut aussi de nombreux blessés.  Pourtant, ce drame insolite qui endeuilla la capitale pouvait être évité. Ce fut un véritable carnage. Ironie du sort, ce n’était pas lors de ces échappées légendaires qui caractérisaient ces camions-bus que l’accident se produisit, mais plutôt lors d’un stationnement anodin et au moment où on ne s´y attendait pas.   

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                              VW Combi taxis-bus dans les rues de Léopoldville dans les  années 1960

L’exploitation des bus fula-fula par des particuliers avait fait éclore une sous-traitance informelle. Les chauffeurs avaient leurs fournisseurs pour leur approvisionnement en stocks de tickets fabriqués avec du papier pelure. Ces billets portaient un numéro auquel les receveurs ne jetaient aucun regard en cas de contrôle. Ils portaient leur attention surtout sur la couleur (bleu, blanc, vert, jaune ou rouge) pour débusquer les éventuels fraudeurs. Souvent aussi, le passager  devait exhiber son ticket  à la descente. Bien des fois, la brutalité avec laquelle, les fraudeurs étaient arrêtés faisait penser à la façon dont le crocodile, roi incontesté de nos cours d’eau, happait ses proies. De ce fait le public donna aux contrôleurs de toutes les sociétés de transport en commun le nom de ngando. Ceux de TCC avaient en 1967 connu une bien sale période. Pour avoir tabassé à mort un Ndjilois, ils étaient devenus persona non grata à Ndjili où ils n’étaient plus en odeur de sainteté. Les habitants de cette commune de Kinshasa avaient voulu venger le défunt. Cette situation dura un bon bout de temps avant que les contrôleurs de TCC recommencent à fréquenter Ndjili pour les besoins de leur service. Si grâce aux bus, les Kinois pouvaient se déplacer dans tous les coins de la capitale, il y avait par contre ceux qui se rendaient d’un endroit à l’autre à pied. Le fait de couvrir une longue distance par la marche donna naissance à une expression typiquement kinoise, « prendre la ligne 11« . 

Autobus diesel de TCL à la gare centrale de Léopoldville

Outre les sociétés de transport en commun comme OTCZSTK qui démarra ses activités en 1969 et plus tard SOTRAZ, il y avait surtout André Motor devenu plus tard Auto Service Zaïre dont le parc était uniquement composé de fula-fula. Pour avoir apporté une réponse au problème épineux  du transport dans la capitale, son PDG André Mutambay fut décoré pour loyaux services rendus à la nation. A la fin des années 80, la société City Train vint s´ajouter à la liste. Ses bus étaient plutôt de grands véhicules qui tiraient une longue remorque où comme dans un wagon de train se trouvaient les passagers. Comme les fula-fula, ces camions-bus avaient des grilles dans les ouvertures  pour l’aération et une porte à l’arrière. Mais à l’inverse des fula-fula, les camions-bus de City Train ne roulaient pas à vive allure. C´étaient de véritables trains à pneus et leur prix défiait toute concurrence. Dommage que le parking de cette société n´était vraiment pas garni en bus. Notons que la société TCL était tour à tour devenue TCC, TCK puis enfin OTCZ. Il y a lieu de signaler le train urbain de l’ONATRA qui dessert une partie de la capitale avec ses deux lignes. Au milieu des années 1970, l’équation du transport public n’étant toujours pas résolue par les autorités, apparurent  les kimalu-malu. Ces camionnettes découvertes où les passagers s’entassaient dans la petite carrosserie à la merci du soleil et des caprices de la météo reliaient généralement les zones rurales au centre-ville de Kinshasa. Lentement mais sûrement, les fula-fula commencèrent à se faire rare dans les artères de Kinshasa. Les minibus et les taxis-bus les supplantèrent dans cette concurrence ardue qui les avaient toujours opposée . Ne répondant peut-être plus au confort des passagers et à la modernité, un des symboles-phares de la capitale disparut  définitivement de la circulation au beau milieu des années 90 non sans après avoir rempli son contrat. En presqu’un demi siècle de bons et  loyaux services, ponctués par des accidents spectaculaires, des bousculades  et parfois par des arrestations brutales des fraudeurs; au soleil, sous la pluie ou dans le vent,  les fula-fula transportèrent des millions des Léopoldvillois  puis des Kinois dans les quatre coins de la capitale. 

Samuel Malonga/mbokamosika.com

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