Musique : Trois autres genres à ajouter à la musique congolaise

1. Les chansons philosophiques

Alors que la plupart de morceaux musicaux de nos artistes invitent à la danse, faisant ainsi écho au vers de Léopold Sedar Senghor qui affirme que le Noir « est un homme de la danse et dont les pieds reprennent vigueur en frappant le sol dure », les chansons philosophiques vous renvoient en revanche de la piste de danse pour vous clouer dans vos chaises, où le menton dans le creux de la main et les yeux scrutant soit le ciel ou perdu dans le vide, vous entrainent plutôt dans une réflexion ou dans une méditation. Car les thèmes courants de ces chansons sont la vie, la mort, l’argent, la trahison, l’échec, etc. Jusqu’à preuve du contraire, la palme d’or dans la production de cette categorie des chansons philosophiques revient à l’artiste Lutumba Simaro. En effet, pour ne citer que quelques unes ses compositions, notamment Mabele, Mbongo, Affaire Kitikwala ou Mandola, juste le temps d’une chanson, Lutumba rend philosophe quiconque les suit attentivement. Tantôt on s’en retrouve Spinoza, tantôt Sénèque. Tantôt encore Kant, tantôt Socrate, tantôt Mounier ou même Karl Marx…
Déjà par leurs textes et leurs rythmes calme et nullement saccadés, leur tonalité sonore et souvent la synchronisation instrumentale dignes des conservatoires qui les accompagnent, ces chansons sont comme jouées par ces grandes orgues qui dans des cathedrales et des monastères accompagnent les grégoriennes. De ce point de vue on en contemple la beauté par l’oreille intérieure plus qu’on ne les écoute avec la simple oreille physique.
Dans cette cette catégorie se sont essayés très peu d’artistes congolais. Sans doute parce qu’ici plus que dans tous les autres crénaux musico-rythmiques, ou l’on est inspiré ou on ne l’est pas du tout. Ici il n’y a pas de place au verbiage creux et aux tintamarres inutiles de cuivres ou des litanies des noms qu’on désigne sous le nom de “mabanga”. Il n’ y a pas non plus ici ni ce langage leger ni ce relâchement dans le style et l’écriture tant decriés dans la plupart des morceaux de notre discographie. Ici tout est coherence, tout est sérieux pour ne pas dire “grave”, même lorsque, comme dans la chanson Na Lifelo Bisengo Bizali Te (1971), le ton est à première vue vue humouristique. Si Lutumba est à mon avis le porte-étendard de cette musique dans laquelle je peux ajouter des titres comme Trahison (de Lutumba), Laissez-tomber (Franck Lassan), Dieu Voit tout (Koffi Olomide quand il vouait encore à Orphé un véritable culte), ou encore Africa na Moto de Lassa Carlyto, ses meilleurs interprètes de tous les temps auront été incontestablement (encore selon moi) Sam Mangwana, Djo Mpoy et Pepe Kalle.

2. Les chansons poétiques


Un peu comme les précédentes ci-haut auxquelles parfois elles se confondent, ces chansons sont d’une beauté poétique par leur syntaxe, leur rythme et la richesse si non de la rime, du moins de la métaphore et des aphorismes auxquelles elles recourent et enveloppent leur message. Comme les premières elles se laissent aussi contempler qu’écouter d’autant plus qu’elles sont le fruit non pas de simples griffonnages des mots ou d’un rapide alignement des phrases pouren faire une chanson mais celui d’un fastidieux travail intellectual de composition et de concentration mentale. Comme toute oeuvre poétique, ici c’est plutôt la capacité à pénetrer le message du texte (ce qui sous-entend la maîtrise de la langue servant de support) plus que sa texture musicale qui la laisse se savourer. Seulement, contraiment aux chansons philosophiques de notre répertoire, celles-ci peuvent inviter à la danse.
Dans cette catégorie je retrouve encore comme meilleures plumes Simaro Lutumba dans les chansons comme Ebale ya Zaire, Coeur Artificielle, Eau Bénite, Monama (chantée par Pongo Love). Derrière ce grand artiste qui a fait danser plus de cinq générations des mélomanes depuis son arrivée dans le TP OK Jazz en 1961 jusqu’à sa mort en mars 2019 à la tête de l’ensemble Bana OK, je pourrais aussi citer: Bimi Ombale (comme en témoignent ses chansons Lisese, Désespoir, ou Sakaroni), Deese Empompo Loway ( dans Zunguluke ou Christo), Lokwa Kanza (Mutoto, Rail On et Show Me The Way chantées pour les deux dernières par Papa Wemba). Mais comment dans cette catégorie ne pas citer un Tabu Ley Rochereau dans Pitié, Fêtiche, Sukaina ou Mokolo Nakokufa et surtout dans Dernier Espoir Itou qui est elle-même un véritable sonnet digne de figurer, à côté d’un Sonnet pour Hélène de Pierre de Ronsard dans toute anthologie de poésie de langue française?
Un Koffi Olomide, surtout dans ces annٞées qui ont précédé le Quartier Latin ou à l’âge tendre de cet ensemble musical à la tête duquel il a su montrer aussi bien son eccléctisme que (hélas, mais ça depend) son petit côté Marquis de Sade peut aussi être cite. En effet avec des titres comme Rue d’Amour, Coucou, Djino ou Ngobila, Koffi est une des meilleures plumes de la musique poétique de chez-nous. Je lui reconnais en prime un lyrisme particulier au goût et au parfum des Fleurs du Mal, avec tout ce qu’il y a dans son oeuvre d’”Invitation au voyage” vers ce pays baudelairien où tout ne serait qu’ordre, luxe calme et volupté (pour ne pas dire luxure).
Rochereau Tabu Ley, Grand Kalle, Jeannot Bombenga, Chantal Kazadi, Sam Mangwana, ou Lassa Carlyto comptent de mon point de vue parmi les meilleures voix dans cette catégorie de la chanson.
Pour sa part, en ayant réussi par on ne sait quel tour de magie à rendre bienveilante et infinimment langoureuse une chanson aussi lugubre et terne par son thème qu’est Testament Ya Bowule, un morceau de deuil, ponctué du début à la fin des sanglots, arrosé des larmes et chargé des soupirs, Malage De Lugendo est dans ce crénau inégalable et mérite une mention très spéciale. Qui d’autre que lui en effet a t-il jamais réussi à nous faire pleurer pendant des longues années des gens qui pourtant ne nous sont connus ni d’Eve ni d’Adam et dont les noms gravés à jamais dans ce gigantesque mémorial, ou plutôt dans ce poème funèbre, nous sont devenus si familiers? Cette Anna Muyanzi que “pleurent Bana Lingwala”, ce Zamona Makadidi, cette Agnes Ndeko ya Kasuku, ce Ngambani Papa ya Filo et même ce furtif et plus qu’anonymeTate Ngobobo tous d’heureuses mémoires les uns que les autres, chacun d’entre nous portera jusqu’à son dernier jour leur deuil. Grâce (ou à cause de) à Lutumba (auteur de la chanson), plutôt grâce (à cause de) à Malage (interpréte génial de la chanson).

Mabele de Simaro Masiya
Empompo Loway
Mokili zunguluke de Empopo Loway

3. Les chansons historiques ou les narratives
Cette catégorie est moins fournie et très peu visitée par nos artistes. Est-ce parce qu’une certaine approche de vie de carpe diem ou “la vie ici et maintenant” a fini par l’emporter définitivement sur le passé et sur l’avenir dans notre société au point de restreindre nos artistes a tout vivre au présent de l’indicatif et à la première personne du singulier? Parmi les rares morceaux qui font remonter à la memoire des événements historiques ou des faits divers appartenant au passé il y a lieu de citer l’inaltérable Indépendance Cha-Cha deGrand Kalle, Mokili E changer de Dindo Yogo, S.O.S Maya de Jossar Nyoka Longo qui, par delà son tonitruant rythme, a l’avantage d’évoquer à nos souvenirs la traite de Noirs. En effet dans cette chanson l’artiste nous fait ressortir de nos manuels d’histoire un certain Tippo-Tipo. Le nom de ce sultan “nzanzibarite” et qui deviendra un haut fonctionnaire dans l’administration léopoldienne de l’Etat Indépendant du Congo est étroitement lié au commerce d’esclaves et au “marché de Nyangwe” (Zando Ya Tippo-Tipo). Il faut néanmoins souligner que cette évocation au passé esclavagiste de cette ville tanzanienne est juste fortuite, car il s’agit d’une image employée par l’artiste pour dénoncer l’exploitation dont son ensemble et ses co-sociétaires ont fait objet de la part de leur mécène. Presque à la même période, Papa Wemba fait mieux et dénonce quant à lui les conditions de vie de l’homme noir qui depuis son tragique sort comme esclave au marché de Zanzibar jusqu’à nos jours vit toujours dans des conditions infrahumaines. Dans Nganda Tosalaka fete Lopango Batekisa, Simaro Lutumba (encore lui) nous ouvre une lucarne sur les événements qui avaient endeuillé et marqué à jamais la ville de Kisangani, pendant les années troubles qui ont suivi l’accession de notre pays à l’independence. Quoi qu’il en soit, le grand Maître Luambo Makiadi est à mon avis celui qui a le plus puisé dans cette thématique de nous replonger dans un certain passé. Ainsi dans Mbanda Akoti Kikumbi, il promène les mélomane dans les rues et sur des places de Kinshasa (alors Léopoldville) de son enfance où il fit connaissance de Vieux Eboma, Debarron et autres hautes figures de la pègre locale de ces années là, où, dit-il, il apprit sa guitare au marché de Bayaka, et où dans un boccage dit Zamba Ya Avocat qui existait jadis à Limete il assenât un si violent coup de tête à un arbre que ce dernier se vidât instantanement de toute sa sève et aussitôt séchât… Sacré Luambo…
Dans Nani Epadalaki Te, c’est Leopoldville feérique qui défile sous nos yeux, une ville où il faisait bon vivre avec des belles rues propres et sur lesquelles roulaient pénard des vélos, des rues vraiment différentes de celles de notre époque, nullement entretenues et jonchées de montagnes d’immondices et des carcaces des véhicules.
Dans dix ou vingt ans,un Karmapa avec des chanson comme Monsieur le Deputé ou Mama Yemo rentrera dans cette catégorie. Cet artiste est un de rares de notre époque à faire de l’histoire au présent, rejoignant ainsi ses nobles aînés qui ont su graver sur des supports discographiques des photos instantanées de leurs milieux et de leurs temps.

Kalle et Vicky
Independance Tchatcha de Kalle Djeff

GAK AMISI/mbokamisika.com

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Verified by MonsterInsights