Thierry Michel: «Le Congo a vécu une histoire exceptionnelle dont on ne peut pas parler»

Thierry Michel

Pourquoi les grands criminels ont-ils été jugés par un Tribunal spécial après le génocide perpétré au Rwanda et après les crimes de masse commis en Yougoslavie, au Tchad et en Sierra Léone, et pourquoi rien n’a été fait après les crimes de masse perpétrés au Congo-Kinshasa ? C’est la question que pose le docteur Denis Mukwege, prix Nobel de la paix 2018, dans le dernier film de Thierry Michel, L’empire du silence, qui sort ce mercredi 16 mars sur les écrans parisiens. Le célèbre réalisateur belge répond aux questions de Christophe Boisbouvier.PUBLICITÉ

RFI : Pourquoi dites-vous que le Congo est sous « l’empire du silence » ?

Thierry Michel Parce qu’il a vécu une histoire exceptionnelle, depuis 25 ans, de guerres, de massacres, dont on ne peut pas parler. Quand on voit aujourd’hui comment on parle de l’Ukraine, je pense qu’il était temps de refaire une mosaïque cohérente pour essayer de comprendre les enchaînements qui ont mené à ce désastre.

Dans votre film L’empire du silence, qui est remarquable, vous revenez sur la marche de la mort où des centaines de milliers de Hutus rwandais ont perdu la vie -c’était en 1996 et 1997-, quand l’armée rwandaise et les rebelles congolais de Laurent-Désiré Kabila ont pénétré à l’intérieur du Zaïre. Vous parlez du massacre de Tingi Tingi bien sûr. Mais vous vous arrêtez aussi sur un massacre qui est beaucoup moins connu, celui de Mbandaka…

Absolument. Parce que je pense qu’il est exemplaire. D’abord, c’est la fin de la route. Les réfugiés ont fait, à travers la forêt, pieds nus parfois, affamés, mourants, plus de 2 000 kilomètres pour essayer d’échapper à l’enfer et d’arriver à sortir du Congo, traverser le fleuve et traverser la frontière. Et à peine y sont-ils arrivés que les forces rwandaises arrivent pour les massacrer.

Vous dites qu’il y a eu 8 000 morts sur les quais du port de Mbandaka, les quais que vous filmez. Et vous avez ce témoignage accablant, en effet, d’un délégué congolais de la Croix-Rouge qui raconte comment le gouverneur de l’époque a essayé d’acheter son silence…

Absolument. Après les menaces physiques, il y a eu la tentative de corruption. Puis, il a dû se cacher pour échapper à la mort. Oui, tout à fait. Et il a fait preuve d’un courage exceptionnel, je veux dire comme un héros anonyme, un héros congolais.

Parmi les principaux responsables des tueries commises dans les deux guerres du Congo, vous citez le général rwandais James Kabarebe et le général congolais Gabriel Amisi Kumba, surnommé Tango Four. Que sont-ils devenus ?

Alors Tango Four, que je sache, il est toujours général quatre étoiles, numéro deux de l’armée congolaise. James Kabarebe, après avoir été chef d’état-major au Congo, a été chef d’état-major au Rwanda et ministre de la Défense au Rwanda. Je ne peux pas vous dire exactement aujourd’hui la fonction qu’il occupe.

Autre officier congolais suspect de graves exactions, le général Éric Ruhorimbere. Votre film souligne le fait qu’il sévit d’abord au Kivu, puis au Kasaï en 2017, lors de la répression féroce contre les rebelles Kamwina Nsapu. Qu’est-il devenu ?

Il est dans les forces armées congolaises. Il a toujours son titre et son grade. Cela fait partie justement de la déliquescence d’un État de droit, de l’impunité absolue. Ce qui est une aberration ! Vous imaginez que, 25 ans après la guerre de 1940, des exécutants et commanditaires des crimes nazis, dont certains ont comparu dans les tribunaux comme Nuremberg, n’aient pas été simplement reconnus. Aujourd’hui, on peut savoir, grâce au rapport [Mapping] des Nations unies, ce qui s’est passé au Congo dans les villages, là où on a tué, combien de personnes, la manière dont on les a démembrées, brûlées vives ou enterrées vivantes, dieu sait quoi… Mais on ne peut toujours pas savoir qui en étaient les auteurs, parce que c’est une base de données confidentielle. Cela dépasse l’entendement.

Il y a beaucoup d’images très émouvantes dans votre film. Il y a cette manifestation de milliers de femmes. On est au Sud-Kivu, à l’occasion du 10anniversaire de la publication du rapport Mapping. Et elles arborent cette pancarte : « Rapport Mapping debout ». Que demandent ces femmes et que demande le docteur Denis Mukwege ?

Mais qu’au minimum, le rapport, qui couvre les 617 massacres classés « crimes de guerre », « crimes contre l’humanité », voire « génocide », commis entre 1993 et 2003, soit pris en compte aujourd’hui et que, pour les crimes qui sont de la responsabilité de pays tiers, c’est-à-dire le Rwanda et l’Ouganda, il y ait un tribunal pénal international pour ces crimes.

Et ce que demandent ces femmes, c’est donc un tribunal comme les tribunaux pénaux internationaux qu’il y a eu pour la Sierra Léone, pour la Yougoslavie et bien sûr pour le Rwanda ?

Bien sûr. Pourquoi est-ce qu’il n’y en aurait pas pour le Congo ? Quand on voit que les victimes se chiffrent en millions, les morts en centaines de milliers sûrement, pourquoi il n’y aurait pas un tribunal spécial international ? Pourquoi ce pays serait éternellement le sacrifié de l’histoire?

Via RFI

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