Tiré du mythique album Maya sorti en 1984, Verre Cassé (en lingala Kopo Epasuki) est pour moi et probablement pour beaucoup de mélomanes, l’une des plus belles compositions de Simon Lutumba, en plus d’être probablement l’une des plus mélancoliques.
Le problème, c’est que, dans la vie des albums, certains titres passent souvent sous les radars, éclipsés par les titre-phare, en l’occurrence Maya. Même ‘’Affaire Kitikwala’’, que je me suis risqué à traduire dans ces mêmes colonnes il y’a aujourd’hui très exactement 5 ans, était plus connue.
Or, dans Verre Cassé, Simarro Ndomanueno s’est surpassé dans la poésie mélancolique, magnifiée par la voix (volontairement ?) fêlée de Lassa Carlyto ainsi que le timbre tonitruant de baryton de Pépé Kallé.
Précision importante. La présente ébauche n’est pas une traduction stricto sensu. Je tente ici une restitution. Elle est dite ’’densifiée’’ car elle cherche à se rapprocher au plus près, dans un espace très réduit, de la pensée poétique de l’auteur. Or, en matière de poésie, Lutumba était décidemment un orfèvre. Jugez-en plutôt :
Lassa Carlyto
Ce matin est un matin de malheurs, Ima. Même le soleil refuse de se lever. Mon rêve de cette nuit était un véritable cauchemar, peuplé de sorciers. Cela faisait dix ans que tu avais disparu de mes songes. Or, cette nuit, tu es revenue à moi, comme un étrange présage.
Je t’avais suppliée de rester à mes côtés, suppliée de ne pas nous séparer. Hélas ! Aujourd’hui, tu as fait de moi la risée de Kinshasa, les insultes se déversent sur moi, cruelles et sans raison. L’amertume m’envahit. J’apprends en silence que tous tes malheurs viennent de moi.
J’apprends surtout, effaré, que ‘’les juges des trottoirs’’, ‘’les juges des bistrots’’, en leur intransigeance, me condamnent sans interrogatoire, pour des crimes que je n’ai point commis, en prétendant que je manque de reconnaissance envers toi. Dans l’ombre de l’ignorance, je reste égaré.
Je t’en prie, cherche un bouquet de fleurs, rends-toi sur la tombe de ton défunt papa et demande humblement pardon pour n’avoir pas écouté les sages conseils qu’il te prodiguait.
Oh cruelle vérité ! Si la mémoire s’égare ou si la raison vient à défaillir, c’est le corps entier qui en paiera le prix fort. Dans l’obscurité d’une veillée funèbre, juché sur une chaise, le sommeil n’est jamais aisé car les rêves se fraient difficilement un chemin entre, d’un côté les chants et de l’autre, les pleurs.
Je refuse donc qu’après le soleil éclatant du jour, la brise du soir du fleuve Zaïre ne m’apporte de funestes nouvelles.
Pépé Kallé
Le samedi d’aujourd’hui semble être un samedi de malheurs. Du coup, je refuse de sortir. Cette nuit, j’ai rêvé de toi mais c’était un véritable cauchemar.
Dix ans de silence et aujourd’hui, au fond de toi-même, tu me donnes enfin raison. Je t’avais suppliée de ne pas t’en aller, de ne pas nous séparer. Mais aujourd’hui, c’est un verre brisé, irréparable. Mes supplications étaient nombreuses, mes implorations intenses.
Regarde maintenant, comme tu n’avais pas daigné m’écouter, tu souffres en silence. Or, moi, je me suis déjà remarié. Destin inexorable, cruelle réalité.
Mais ce qui me fait le plus mal, c’est d’être traité d’avare, de pingre. Tous ces gens oublient les immenses sacrifices que j’ai consentis pour toi. Aucun souvenir des jours heureux, seulement les échos d’un amour turbulent, un tourbillon de chocs émotionnels.
Mes prières incessantes n’ont servi à rien jusqu’à ce que je comprenne que tout ce qui brille n’est pas de l’or. S’il te plait, trouve un bouquet de fleurs et vas te recueillir sur la tombe de ton défunt papa, pécheresse égarée.
Que le vent puissant du fleuve Zaïre ne m’apporte pas ce soir un sombre message. Que ce vent porte plutôt mes prières jusqu’à Dieu, là-haut dans les cieux.
Aujourd’hui, tu te trouves en proie à la souffrance et moi, je me languis de ne pouvoir t’assister. En dépit de notre séparation, je prie pour ne pas apprendre de mauvaises nouvelles.
Aujourd’hui, alors que tu es clouée sur un lit de l’hôpital, je ne peux même pas te rendre visite. En effet, comme je me suis remarié, les règles cruelles de la bienséance m’en empêchent.
J’entends bien les gens murmurer que ta vie ne tient plus qu’à un fil, que tu as voulu mettre fin à tes jours. Et pourtant je suis impuissant pour t’apporter un quelconque secours. Ne pouvant pas te guérir, je m’accroche à l’espoir de la prière.
Les mots amers que nous avions échangés au moment de notre séparation s’effacent de ma mémoire, dans un souffle d’oubli, telle une brume qui se dissipe. Les personnes que tu avais jadis suivies t’ont toutes trahie.
Tel un fleuve qui s’écoule inexorablement mais qui ne reviendra jamais en arrière, les êtres humains préfèrent les œuvres accomplies mais ne s’intéressent guère à la matière première.
Malgré notre séparation, je te considère toujours comme un membre à part entière de ma famille. Seulement, l’angoisse ne cesse grandir en moi lorsque j’apprends tout ce qui t’arrive.
Le problème, c’est qu’aujourd’hui, je n’ai pas l’argent nécessaire pour te soigner, pour rétribuer les médecins, les marabouts ou autres shaman. Et puis, je remarque davantage de gens en larmes, les mains entrelacées. Or, nous le savons dorénavant, tout ce qui brille n’est de l’or. Et lorsqu’un verre est brisé, il ne peut plus être réparé.
Malgré notre séparation, si un jour nous devions nous recroiser, saluons-nous simplement, telles deux âmes égarées en quête de réconfort. L’espoir se réfugie dans la prière, cherchant une lueur d’espérance. Tout ce qui brille n’est pas de l’or, une leçon dont nous nous souvenons maintenant.
Et même, après dix années, je rêve encore de toi.
PS : Ce n’est pas pour rien que Simon Lutumba demeurera pour longtemps l’un des plus grands chroniqueurs de la société congolaise et probablement le plus grand poète de la musique congolaise tout court.
Simba Ndaye
Soyez le premier à commenter