Rescapée de la guerre des six jours à Kisangani Gloria Menayame : « Les méfaits commis par les armées rwandaise et ougandaise sont inadmissibles »

Gloria Menayame est une ressortissante de Kisangani (Province orientale), dans le Nord-Est de la République Démocratique du Congo (RDC). En juin 2000, elle n’avait que six ans lorsque les armées rwandaise et ougandaise se sont affrontées à Kisangani, mais n’a rien oublié de cette guerre qui a duré six jours. Dans cette interview accordée au quotidien Le Potentiel, la Boyomaise interpelle l’opinion tant nationale qu’internationale sur cette tragédie ignorée, et demande reconnaissance et réparation des dommages subis par la population. Détentrice d’un master 2 de droit de l’Université Catholique de Lyon, en France, elle prépare un diplôme de gestion des conflits, médiation et interculturalité.

Vous n’aviez que six ans lorsque les armées rwandaise et ougandaise se sont affrontées à Kisangani pendant six jours. Et pourtant, vous n’avez rien oublié. Comment l’avez-vous vécu ?

Je n’ai rien oublié ! C’est une expérience qui est traumatisante. À 6 ans, je ne comprenais pas ce qui était réellement en train de se passer, et ce jusqu’à ce que les adultes m’expliquent : c’est une guerre. Ce matin-là, le 5 juin 2000, je ne voulais même pas aller à l’école. C’est mon père qui m’a contraint d’y aller et m’a accompagné. Aujourd’hui encore, je revois toute la scène. Comme dans un film, chaque épisode me revient. Je revois l’institutrice nous dire : « Couchez-vous, les méchants sont là ». Tout le monde criait, pleurait, et je pleurais moi aussi. C’était la panique. Je revois mon père, qui est venu me chercher à l’école, en train de courir, me portant sur le dos. Avec nous, deux autres filles de mon âge qu’il a pris dans la foulée… Nous sommes rentrés à la maison. Nous nous sommes cachés dans la cave pendant six jours. Nous avons frôlé la mort. Les obus étaient tombés sur la maison attenante à la notre, et les membres de cette famille étaient tous tués. Ma famille a été épargnée par cette guerre qui a dévasté notre ville. Nous avons vécu l’horreur : violences, meurtres, exécutions, tortures, pillages…étaient le lot quotidien de la population. 1500 civils ont perdu la vie et des milliers d’autres étaient blessés. Le 10 juin 2000, a pris officiellement effet un cessez-le-feu qui a mis fin à six jours de combat. Et le 7ème jour, nous sortions de notre cachette. Je suis donc une rescapée de cette guerre.

Vingt-et-un an après, cette guerre reste une tragédie ignorée. Selon vous, pourquoi on n’en parle pas ?

Ce n’est pas qu’on n’en parle pas, mais plutôt on n’en parle pas assez ou les personnes qui ont mission d’en parler se taisent, et ce, malgré des rapports établis par les organisations des droits de l’homme. La communauté internationale est-elle impuissante ? Pourquoi n’a-t-elle pas le courage de dénoncer la responsabilité de Kagame, Museveni et de leurs hommes ? Plus étonnant, les pouvoirs successifs en RDC se taisent, eux aussi, face à cette tragédie. Pourquoi l’État congolais n’userait-il pas de ses prérogatives devant la Cour internationale de Justice, par exemple ? J’ai du mal à comprendre et à interpréter ce comportement. Et les médias, le 4ème pouvoir, n’en parlent presque pas. D’autre part, La guerre des six jours à Kisangani n’est pas répertoriée dans la liste des conflits armés. Moi, depuis l’âge de 12 ans, j’en parle dans le cadre des associations. J’ai donc décidé de ne plus me taire.

Que comptez-vous faire, concrètement ?

Le premier pas a été fait. L’année dernière, j’ai réalisé une vidéo dans laquelle des personnes ayant vécu cette guerre racontent leurs souvenirs. J’ai reçu plusieurs témoignages. Nous, victimes de cette guerre, devons en parler. En parler pour ne pas oublier. En parler pour raconter à ceux qui ne savent pas. Échangeant avec une personne, venant de Kinshasa, j’ai été choquée quand elle m’a avoué qu’elle n’était pas au courant de cet épisode de l’histoire de notre pays. Je ne lui en veux pas. D’ailleurs, comment le lui en vouloir ? On en parle pas, ou pas assez. C’est pourquoi, cette année, du 5 au 10 juin 2021, les jeunes de la ville de Kisangani organisent le premier grand festival sur la guerre des six jours dénommé «Ukumbusho », se souvenir en langue swahili. Nous ne devons pas garder le silence sur ces atrocités. Nous réclamons donc justice et vérité, car les méfaits commis par des armées rwandaise et ougandaise à Kisangani sont inadmissibles.

« Il n’y a pas eu de crimes » commis dans l’Est de la RDC a déclaré récemment le président Rwandais, Paul Kagame, qui conteste le rapport Mapping établi par des experts des Nations Unies. Comment réagissez-vous à ces propos ?

C’est un leurre. Si Paul Kagame peut contester le rapport Mapping, il ne pourra pas contester l’existence des rescapés des massacres perpétrés par l’armée rwandaise dans l’Est et le Nord-Est du Congo. Nous, victimes de la guerre des six jours, en sommes les témoins vivants. S’il ne veut pas que nous lui opposons le rapport Mapping, nous pourrons lui opposer notre parole. Qu’il vienne nous dire, à nous, les enfants de Kisangani ayant vécu cette guerre, si nous n’avions pas vu les armées rwandaise et ougandaise se livrer bataille dans notre ville. Ses propos inspirent le dégoût, le mépris, par sa bassesse.

Il va plus loin en disant : « Denis Mukwege devient un symbole, un outil de ces forces que l’on aperçoit pas. Il reçoit le prix Nobel et on lui souffle quoi dire… ». Le « réparateur » des femmes, victimes de viols et de mutilations sexuelles, a été abusivement attaqué. Comment réagit la femme que vous êtes ?

En tant que femme, je n’ai que de l’admiration pour le docteur Denis Mukwege. De mon point de vue, s’il y ‘ avait 2, 3, 4, 5…médecins gynécologues de sa trempe, notamment dans ma province, beaucoup de femmes, victimes de viols pendant la guerre des six jours, auraient pu être « réparées » ou échapper à la fatalité de la mort, si je peux m’exprimer ainsi. Et si le Congo avait 10 ou 20 docteurs Mukwege, mon pays ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui. Le considérer comme une marionnette est une aberration. On n’insulte pas une personnalité de son acabit. Le docteur Denis Mukwege mérite respect.

Si vous avez un mot à adresser au président de la RDC, Félix Tshisekedi, ce serait lequel ?

Je lui rappellerai ses propres mots : « L’État de droit », dogme de sa campagne électorale. Ce concept juridico-politico-philosophique suppose la mise en place d’institutions nationales des droits de l’homme. En ce qui nous concerne, on ne peut pas parler d’un État de droit, s’il n’y a pas reconnaissance et réparation de qui s’était passé du 5 au 10 juin 2000 à Kisangani. Pour que la justice arrive au bout du cercle, il faut qu’il y ‘ait reconnaissance et réparation, par le Rwanda et l’Ouganda, des dommages que nous avons subi. « Il n’y a pas de paix durable sans justice », dixit le docteur Denis Mukwege. Et il a raison.
le Potentiel/ MCP, via mediacongo.net

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