Pourquoi les protestants congolais ne consomment-ils pas d’alcool?

L’Eglise protestante au Congo contrairement à sa consœur occidentale interdit la consommation d’alcool à ses ouailles. Les boissons enivrantes étant considérées comme une source d’inconduite pouvant conduire au péché, le croyant protestant ne boit que de l’eau, de la limonade ou du soda. Le dogme du protestantisme congolais est clair : christianisme et alcool ne vont pas de pair, ne font pas bon ménage. L’état d’ébriété n’est pas compatible avec le message évangélique qui constitue le socle de la croyance chrétienne.

La prohibition de l’alcool est pourtant postérieure à l’introduction du protestantisme au Congo. Les protestants buvaient les boissons alcooliques comme tout le monde jusqu’au jour où tout bascula. L’année 1888 est révélatrice de cette décision prise dans le petit village de Wathen (du nom d’un généreux donateur anglais) aussi appelé Ngombe-Lutete dans le Kongo Central. Cette disposition avait fait date et avait pesé sur l’avenir chrétien des millions de protestants congolais. En fait, il y avait deux protagonistes dans cette affaire des boissons fermentées : le pasteur baptiste anglais William Holman Bentley de la BMS (Baptist Missionary Society) et son fils spirituel angolais, le diacre Ndonzoao Nlemvo. Le premier avait quasiment élevé le second. Il lui avait enseigné la langue de Shakespeare. Il lui avait appris à lire et à écrire et même donné le patronyme qu’il portait. Le pasteur avait fait de lui le diacre-trésorier et le surintendant de l’évangélisation des villages environnants. Il l’avait même amené à trois reprises en Angleterre. A son tour, Nlemvo avait aidé son mentor à écrire d’abord un dictionnaire et un livre de grammaire du Kikongo puis à traduire la Bible de l’anglais en Kikongo. Sortie sous le titre Nkand’a Nzambi (Le Livre Divin), cette première Bible était en kisansala, un patois kongo parlé à San Salvador (aujourd’hui Mbanza-Kongo) en Angola qui est la terre d’origine de Nlemvo. Les versions en kimanianga et en kiyombe parues sous le titre Masonukwa ma nlongo (Les Saintes Écritures) s’y étaient largement inspirées.

Au XIXe siècle, les  missionnaires européens avaient les mêmes droits coutumiers et les mêmes faveurs que les chefs traditionnels congolais. Comme eux, ils étaient appelés mfumu (chef). Comme eux, ils avaient droit à des présents comme le malavu/malafu (boisson) plus particulièrement le nsamba (vin palme). Ce breuvage préféré des Kongo était acheté auprès des malafoutiers, ces récolteurs de vin palme sans lesquels les fêtes villageoises n’auraient jamais été arrosées. Les missionnaires étant les représentants de l’Etat belge au Congo avaient droit à bien des égards.

A l’époque, on n’entrait jamais chez le chef coutumier ou le missionnaire sans lui apporter un cadeau. Le kisi nsi (culture locale, coutume) exigeait que chaque visiteur offrit quelque chose au « chef » et pas n’importe lequel : une calebasse de nsamba. Ce geste d’amitié s’appelait nkotolu a kilambu c’est-à-dire le droit d’entrer dans l’enclos du mfumu. Le révérend Bentley n’avait pas dérogé à cette règle qui régissait la société traditionnelle kongo. A la mission se trouvait d’ailleurs sur la terrasse du pasteur un pot en terre cuite dans lequel les visiteurs versaient le vin de palme qu’ils avaient apporté. Chacun se servait à volonté, buvant sans crainte. Même les enfants s’adonnaient à cœur joie à la consommation d’alcool. Il y avait du nsamba pour tout le monde à la mission. Mais pour combien de temps encore !

Un samedi, le diacre Nlemvo était en visite dans un village pour enseigner la Bonne nouvelle. A la fin de son message de salut, il fraternisa avec ses hôtes qui lui offrirent du vin de palme. Il en consomma sans modération. Sur le chemin du retour, il passa par la mission. De l’intérieur où il était, le révérend Bentley entendit quelqu’un chanter à tue-tête. Alors que la voix s’approchait de sa demeure, il sortit vite pour voir qui pouvait bien être l’auteur de ce tapage nocturne en ce lieu habituellement silencieux. Grande fut sa surprise de constater que l’homme en question n’était autre que son plus proche collaborateur : Ndonzoao Nlemvo. Il était en parfait état d’ébriété. Ivre, le diacre le salua en titubant. Contrarié, le missionnaire encaissa le coup. Après un bref entretien, Bentley le conseilla d’aller se reposer à la maison tout en demanda à son domestique de l’accompagner car il faisait déjà nuit.

Le lendemain, le pasteur envoya un message à Nlemvo le priant de passer à la mission dans l’après-midi. A son arrivée, Bentley lui demanda s’il se rappelait encore de ce qu’il avait dit hier. Nlemvo s’excusa tout en reconnaissant que cet égarement était provoqué par l’excès d’alcool. « Ce n’est pas à moi qu’il faut vous excuser, rétorqua le révérend. C’est plutôt à Dieu qu’il faudrait demander pardon et aussi à l’Eglise parce que bien des gens du village vous ont certainement vu en état d’ivresse. » Nlemvo acquiesça. Après la célébration de l’office, le pasteur pria tous les chrétiens présents de rester un moment et il leur expliqua ce qui s’était passé la veille. Nlemvo prit ensuite la parole et implora le pardon du Très-Haut devant toute l’assemblée. Puis il termina ses propos en ces termes :  » Je jure devant Dieu et devant l’Eglise que dorénavant je ne mettrai plus une moindre goutte d’alcool dans ma bouche ». Après ces paroles d’honneur de Nlemvo qui ressemblaient fort à un serment, le pasteur qui voulut faire de la pédagogie, enfonça le clou. Il posa à l’assemblée la question de savoir s’il  était bon pour un chrétien de boire de l’alcool. Devant le fait accompli, c’était l’unanimité. Tout le monde répondit par un « non » catégorique. A partir de ce jour-là, les boissons enivrantes furent proscrites pour les chrétiens protestants. L’abstinence à l’alcool était dès lors devenue un trait distinctif religieux, un attribut de piété et une nouvelle identité incluse dans l’orthodoxie protestante au Congo.

Bentley avait réussi un coup de maître. Cet adepte du protestantisme rigoureux venait d’imposer une nouvelle attitude du chrétien protestant face à la boisson. Introduite par les baptistes, l’abstinence à l’alcool était aussitôt adoptée par la quasi-totalité des communautés formant la grande famille protestante congolaise. S’arrimèrent plus tard à ce dogme les Eglises du Saint-Esprit affiliées à la mouvance ngunza, les salutistes, les kimbanguistes et aujourd’hui les Eglises dites de réveil. En 1894, Bentley fonda une association antialcoolique qui formait les adeptes à la tempérance. Peu à peu, l’interdiction fut étendue à tous les symboles du paganisme notamment le tabac, la fréquentation des bars, les danses traditionnelles et la consommation des chansons dites profanes. Assimilés à des aspects de la perdition, certains pans de la tradition dont le folklore et le ngoma (tam-tam) son instrument de prédilection furent bannis car étant l’expression même du péché. La culture traditionnelle vidée de sa substance en avait beaucoup souffert.  

Centre du rayonnement baptiste, le village de Ngombe-Lutete avait en ses années-là un rayonnement spirituel incontestable sur le protestantisme au Kongo Central. Cette mission était la première construite en RDC par les protestants. Comme beaucoup d’autres stations dépendaient d’elle, tout ce qui s’y passait avait un impact dans le protestantisme congolais. Notons que Simon Kimbangu venait aussi prier à Wathen. Il y était baptisé, son mariage y avait été célébré en 1915. Le futur prophète était un pur produit de la chrétienté baptiste de Wathen-Ngombe-Lutete.

L’anecdote sur la prohibition des boissons enivrantes chez les protestants est racontée par Ndoadidiki Nlemvo, fils de son père, dans son livre Ndonzoao Nlemvo premier chrétien protestant du Zaïre (1867-1938)  : apôtre de Jésus, bâtisseur de l’Eglise du Christ dans le Bas-Zaïre (communauté Baptiste du fleuve Zaïre, ex-B.M.S.) de 1879 à 1938paru en 1978 et édité par le Centre Protestant d’Editions et de Diffusion.

Samuel Malonga/mbokamosika.com

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