Page d’histoire: Les faussaires de Ndjili

Ndjili, une des 24 communes kinoises, se trouve dans le district de Tshangu. Dans les années 1970-1980, au plus fort de l’immigration des jeunes vers l’Occident, cette municipalité avait joué un rôle déterminant dans l’octroi des faux documents qui avaient facilité cet exode. En ces temps-là, la politique du gouvernement n’offrait aucune perspective d’avenir. En réponse, les jeunes firent le choix de quitter le pays. L’eldorado  européen qui faisait rêver devint leur principal objectif. A l’époque, le terme « Mikili » n’était pas encore d’usage. Etaient en vogue, les vocables « Nord » et « Miguel » pour désigner l’Europe. Les Congolais qui y habitaient étaient des « Miguelistes ».

Dans les années 60, Ndjili avait une bien mauvaise réputation. Les Ndjilois étaient considérés comme de parfaits fauteurs de trouble. Plus tard, la commune commença à faire parler d’elle dans les milieux kinois non seulement pour sa proximité avec l’aéroport international qui porte son nom mais plutôt à cause de l’immense activité de fraude, de constitution de faux documents de voyage voire de visas qui s’y déroulaient. Si Matonge était considéré comme la cité d’ambiance, Ndjili était par contre devenu la plaque tournante de la contrefaçon. De véritables bandes organisées dans la falsification avaient élu domicile dans cette municipalité à la réputation déjà entamée. Les contrefacteurs avaient une imagination poussée dans la tricherie, la modification des données contenues dans un document officiel. Ils en avaient fait un art. Leur succès finit par payer et tout Kinshasa s’y ruait. Pour voyager en Europe, c’est à Ndjili que l’on partait chercher les pièces nécessaires, c’est là que se trouvaient les passeurs aguerris. Grâce à cette faveur inattendue et à cette chance inespérée à portée de main, les jeunes de Ndjili, de Kimbanseke et de Masina en avaient profité pour émigrer massivement en France et en Belgique principalement.

Il y avait les loups solitaires qui opéraient seuls. Ceux qui étaient organisés en bande se partageaient les tâches. Le premier s’occupait des passeports, le second traitait les visas et le troisième communément appelé « gang » était celui qui accompagnait le client à l’aéroport pour faciliter son voyage. La réussite du départ en Europe dépendait de cet homme de terrain. Le gang était en effet, celui qui mettait son courage et son cercle d’amis à contribution pour faire voyager son client à partir de l’aéroport de Ndjili.

Des agences de voyages clandestines s’étaient installées à Ndjili où travaillaient d’agiles faussaires. Certains parmi eux avaient chez eux plusieurs passeports valides avec des identités des tierces personnes. Comment étaient-ils entrés en possession des lots si importants de titres de voyages ? Y avait-il complicité des fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères ? Toutefois, lorsqu’un candidat au voyage se présentait, la photo qui s’y trouvait était aussitôt arrachée (kobangula) et remplacée par celle du nouvel acquéreur. C’est le phénomène « bangula ». En kikongo, d’où le terme est issu, il signifie « casser en forçant ». Les gens voyageaient avec des passeports des autres, l’identité des autres. Seule la photo, fruit du « bangula », donnait auxdits passeports une validité folklorique.

Ndjili était la porte de sortie pour aller en Europe, « nzela ya Poto » disait-on à l’époque.  Vu la réticence des chancelleries occidentales à délivrer des visas aux Zaïrois, ces derniers obtenaient le précieux sésame par des moyens détournés en faisant parfois recours aux faussaires. Ceux-ci avaient constitué des réseaux illégaux qui s’étaient substitués aux services diplomatiques occidentaux en poste à Kinshasa. Les ambassades et consulats clandestins de Ndjili délivraient de vrais faux visas. A l’époque, le visa appelé « mbata » (giffle) n’était qu’un simple tampon apposé sur le passeport. Les faussaires n’avaient aucune peine à le falsifier en modifiant et la date et la durée du séjour. Le terme « mbata » faisait allusion à la façon dont était frappé le tampon sur un document. C’est comme si on lui donnait une claque. Pour le cachet sec, il semblerait que c’étaient des boîtes de purée de tomate qui faisaient l’affaire. Le phénomène de falsification des passeports a permis aux contrefacteurs de donner un nouveau sens au verbe « toucher ». Après l’avoir dépouillé du sens qui est le sien dans la langue de Molière, ils l’ont habillé de nouveaux habits. Dans ce contexte précis, toucher voulait dire « falsifier un document ». Avec ce visa « touché », le candidat au voyage pouvait atteindre l’Europe non sans risque. La France et la Belgique, destinations privilégiées des Kinois, en avaient payé les frais. Lorsque la police belge eut vent de ce qui se tramait à Ndjili, les contrôles avaient été durcis à Zaventem pour les passagers en provenance de Kinshasa.

La société nationale Air Zaïre, la seule compagnie aérienne officiellement autorisée aux Zaïrois pour leurs déplacements à l’étranger, n’était pas non plus épargnée par ce phénomène. L’achat d’un billet d’avion n’était pas à la portée de toutes les bourses. Pour faire simple, les plus avertis achetaient un ticket moins cher qui devrait être « touché ». Un billet Kinshasa-Lomé-Kinshasa par exemple passait entre les mains des experts falsificateurs qui allaient le transformer en billet Kinshasa-Rome-Kinshasa. Des billets d’Air Zaïre spécialement alloués pour les vacances des hauts-fonctionnaires de  l’administration (cadres du ministère des Finances, banque du Zaïre) et ceux que la société elle-même offraient à ses propres salariés (qui les revendaient ensuite) étaient trafiqués et transformés à coup de crayon rouge, de gomme et de stylo en vrais billets valides semblables à ceux vendus en guichets. La falsification des documents est en effet un travail de fourmi qui nécessitait une dextérité sans pareil. A l’époque, plusieurs compagnies aériennes occidentales (Pan Am, Sabena, Swissair, Iberia, KLM, UTA, Alitalia, Lufthansa) desservaient l’aéroport international de Ndjili. Ces sociétés avaient-elles aussi été victimes des faussaires ndjilois ? Notons que le cas échéant, des passeports étaient aussi « touchés » si cette intervention s’avérait nécessaire pour la sécurité du client.

Le jour du voyage était celui de la vérité. C’était à ce moment que le gang entrait en jeu. Il utilisait toute sa clairvoyance pour la réussite de sa mission. C’est lui qui faisait tout à la place du client. Il était le passeur indispensable dans cette ultime étape du voyage qui décidait du sort de son client. Son travail commençait au check-in pour se terminer à la douane pour certains cas. Cela signifiait qu’au moindre soupçon, tout basculait surtout lorsque le terrain n’était pas bien balisé. Le client qui suivait tout au loin n’était rassuré que lorsqu’il tenait en main sa carte d’accès à bord. Lorsque l’avion décollait, il poussait un premier ouf de soulagement. La mission du gang prenait fin lorsque le client entrait dans la salle d’attente. Le verbe « kotindika » qui existait déjà en lingala et qui signifiait « pousser » ou « bousculer » prit une nouvelle signification. Dans le  jargon kinois, il voulait désormais dire « faire voyager quelqu’un ».

Mais celui-ci n’était pas encore au bout de ses peines. L’entrée en Europe n’était pas encore assurée surtout lorsque l’on avait un faux visa. La police aux frontières en Europe réputée incorruptible faisait peur. Si le voyageur réussit à passer, c’est à ce moment précis qu’il poussait un profond ouf de soulagement. Au lendemain de son entrée dans le pays européen qu’il s’était choisi, il appelait Kinshasa pour annoncer la bonne  nouvelle aux siens.

Bien des fois, certains gangs après avoir fait voyager leurs clients, prirent la ferme décision de s’installer eux aussi en Europe. Pour réaliser leur projet, certains se servaient de l’argent perçu auprès de leurs clients pour rejoindre l’Occident à leur insu. A la victime de l’escroquerie, on disait « Bameli yo ». Dans ce contexte, le verbe « komela » ne voulait pas dire « avaler » ou « boire » mais plutôt « se faire avoir » ou « être escroqué ».

Au plus fort de l’l’immigration clandestine des jeunes Congolais en Europe, les faussaires de Ndjili avaient joué un rôle important. Ils avaient produit quantité de faux documents indispensables à l’aventure. Si les malchanceux avaient été refoulés sans autre forme de procès pour faux et usage de faux, beaucoup avaient par contre réussi à passer entre les mailles du filet tendu par la police, réussissant ainsi leur pari de s’installer définitivement dans l’espace européen.

Samuel Malonga

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