Page d’histoire :La spectaculaire évasion de l’abbé Fulbert Youlou

L’abbé Fulbert Youlou est le premier président du Congo-Brazzaville qu’Il a dirigé en 1959 comme Premier ministre puis comme chef d’Etat à partir de 1960. Il est le père de l’indépendance de son pays. Sa descente aux enfers commence le 15 août 1963 à 13 heures lorsqu’il démissionne au terme de trois jours de grèves et de manifestations. Ce coup de force populaire est entré dans l’histoire du pays sous le terme révolutionnaire des ″Trois Glorieuses ». Fulbert Youlou cumule les fonctions politiques. Il est à la fois président de la République, maire de Brazzaville et député à l’Assemblée nationale.

Fulbert Youlou se fait appelé abbé alors qu’il n’est plus ecclésiastique.  Le président porte la soutane par défi malgré l’interdiction de l’Église. Il tient tête au Saint Siège et au clergé congolais qui l’ont relevé de ses fonctions de prêtre. Il est démis du celebret en 1955 pour avoir bravé les interdits de l’Église catholique en s’engageant en politique malgré l’opposition de  son évêque. En 1956, l’abbé Youlou est suspendu a divinis  c’est-à-dire qu’il lui est interdit de dire la messe. Bien que partiellement placé au ban de l’Eglise, Fulbert Youlou se considère toujours, “sacerdos in aeternum.” conformément aux règles du droit canon,  Non seulement qu’il ne quitte pratiquement jamais sa soutane, mais en plus, il n’apprécie et n’accepte aucun de ses noms sans le titre l’Abbé.” En son for intérieur, il est convaincu que l’aspect religieux de ce costume ecclésiastique lui octroie une force politique. D’où son obstination à paraître en public avec cet habit clérical qui l’a accompagné tout  au long de sa vie. Le port constant de la soutane lui vaut le surnom de Tata Kiyounga (soutane en kikongo) de la part de ses partisans. Sa garde-robe en compte un grand nombre en différentes couleurs estampillées Christian Dior.

Ce jeudi jour de l’Assomption, l’abbé Youlou passe ses derniers moments au Palais présidentiel. Il vient de signer sa lettre de démission qu’il a remise aux capitaines David Mountsaka et Félix Mouzabakani, Pour honorer ce qu’il a incarné pendant sa présidence, Youlou trinque une coupe de champagne avec les deux officiers qui l’entourent. Refusant de se réfugier à la Case de Gaulle, l’ambassade de France, malgré l’insistance du général Kergaravat, patron des forces françaises au Congo, l’ex président est aussitôt arrêté par l’armée. Ironie du sort, Il est incarcéré dans le camp militaire qui porte son nom. Il est ensuite transféré quelques semaines plus tard au camp de gendarmerie du Djoué avec sa famille avant d’être placé en résidence surveillée dans une villa où il va attendre son procès. Youlou doit répondre des accusations graves qui pèsent sur sa personne : Haute trahison, détournement des deniers publics, installation d’un poste émetteur appelé Makala en vue de créer la subversion au Congo-Léopoldville, responsabilité de la mort des trois syndicalistes lors de la prise d’assaut de la Maison d’arrêt, cession d’une portion du territoire national au profit de la sécession katangaise.

Dès son incarcération les youlistes à Brazzaville s’agitent et cherchent les voies et moyens pour le faire évader. L’abbé a des amis partout, en France et en Afrique notamment l’Ivoirien Houphouët-Boigny et le Tchadien Tombalbaye qui cherchent à le sauver. De l’autre côté du fleuve dans ce qui est encore le Congo-Léopoldville se trouvent aussi deux autres amis de taille. D’abord, le président Joseph Kasa-Vubu qui est plutôt un frère tribal puisqu’il est Mukongo comme lui et qu’il a beaucoup aidé lors de l’affaire Abako relative aux troubles du 4 janvier 1959. Ensuite Moïse Tshombe. L’ex-président du Katanga devenu Premier ministre de son Etat qu’il a soutenu pendant l’affaire katangaise au point d’aller lui rendre visite à Élisabethville en février 1961. Des gestes qui ne s’oublient pas, Des actes qui comptent.

En décembre 1963, en France, à la demande de Jacques Foccart, le service Action du Sdece, le contre-espionnage français de l’époque, est mis à contribution. Il mène des études préparatoires pour organiser l’exfiltration de Youlou.  L’opération prend le nom de code Austerlitz. Mais sur la base des résultats de la mission d’exploration d’un agent répondant au nom de code TC235, le chef du service Action conclut que l’opération est irréalisable et ne peut donc être montée. Faute de l’extraire de la prison, De Gaulle obtient de Massamba-Débat des garanties pour sa sécurité physique et la visite d’un médecin. Quelques mois plus tard, le 7 février 1964, un groupe de personnes tente clandestinement de le libérer. En vain.

Subitement et alors que son procès approche, Youlou prend tout le monde de court.  Il s’évade nuitamment de sa villa-prison pour se retrouver à Léopoldville. La nouvelle est d’abord annoncée par le correspondant de l’AFP à Léo puis confirmée par la Voix de la Révolution congolaise. La radio de Brazzaville ajoute que l’ancien président a profité de l’absence de son successeur  Massamba-Débat, en déplacement à Loutété pour poser la première pierre d’une cimenterie qu’il s’est fait la belle avec son épouse Jeannette Mingui et ses enfants, que le personnel chargé de la garde de la villa a été écroué pour interrogatoire.

Selon une dépêche de l’agence France-Presse en provenance de Léopoldville, la fuite de Youlou aurait été favorisée par un groupe de parachutistes de l’armée du Congo-Brazzaville qui l’aurait littéralement enlevé de la villa où il était en résidence surveillée. Mais, que s’est-il réellement passé? Y avait-il complicité ? Que sait-on de cette fuite qui a laissé tout le monde pantois ? Pour cette évasion on peut plus rocambolesque plusieurs versions circulent, les unes plus surréalistes que les autres. De la France au Congo-Léo en passant par le Congo-Brazza, chaque pays concerné a sa propre interprétation des faits.

Selon Paris, l’évasion de Youlou s’est faite avec la complicité des services secrets français qui ont tout orchestré. Le Sdece a monté une véritable opération commando pour libérer l’abbé et l’exfiltrer de l’autre côté du fleuve. Lorsque l’ex-président arrive à Léopoldville et demande la protection de Tshombe, Jean Mauricheau-Beaupré, l’ancien conseiller spécial de Youlou, laisse courir la rumeur qu’il est l’artisan de cet exploit. Cette rumeur soigneusement entretenue, Foccart, conscient qu’il s’agit d’un signe positif en direction des présidents africains amis de la France qui doivent toujours compter sur l’aide de Paris, la relaye personnellement aux oreilles du général De Gaulle. En réalité, les services français ne sont ni de loin ni de près associés dans le succès de la fuite de l’ancien président. Ils sont donc étrangers à l’évasion de l’abbé. Au fond, Foccart et Mauricheau ont fait leur la formule de Jean Cocteau : « Puisque ces mystères me dépassent, feignons d’en être l’inspirateur ».

D’après une autre version française, Youlou doit son salut à lui-même et à ses réseaux congolais. Il a organisé et planifié seul son évasion et sa fuite vers la capitale de l’autre Congo. Dans la nuit du 25 au 26 mars 1965, il parvient à s’évader après avoir soudoyé ses gardes, franchit le fleuve Congo en pirogue pour chercher refuge auprès du gouvernement de son ami Tshombe.

Selon Brazzaville, la  fuite de l’ancien président est facilitée par le capitaine Félix  Mouzabakani, son neveu et chef d’état-major des FAC. Même s’il s’est désolidarisé de son oncle en sympathisant avec les syndicalistes puis à obtenir sa démission, il est suspecté d’avoir organisé l’évasion. Lófficier est condamné à mort lors du procès du régime de Youlou qui a débuté en juin 1965. Sa peine est commuée à 25 ans de travaux forcés en août 1967. Il est libéré en 1968 à la demande du capitaine Marien Ngouabi. Certaines langues affirment que c’est plutôt le président Alphonse Massamba-Débat lui-même qui apprenant que les jours de l’abbé sont comptés, l’a aidé à traverser le fleuve Congo et à se réfugier à Léopoldville. À Brazzaville, le régime révolutionnaire n’est-il pas partagé sur le maintien du procès de Youlou au risque de le voir  condamner à mort ? A cet effet, des complicités au plus haut sommet de l’Etat sont évoquées.

A Léopoldville, la rumeur qui circule fait allusion à un commando dirigé pour les uns par le capitaine Antoine Bumba, pour les autres par le lieutenant André Mpika fraîchement rentré des États-Unis. Il est envoyé à Brazzaville pour extraire l’ancien président de la résidence surveillée où il est gardé avec sa famille. Après avoir neutralisé les gardiens, Youlou et les siens sont extirpés puis ramenés sains et saufs de l’autre côté du fleuve. A Léopoldville, les autorités confirment assez discrètement l’arrivée de l’ancien chef de l’État voisin qui a franchi le fleuve Congo dans la nuit de vendredi à samedi à bord d’une embarcation non identifiée. Aussitôt arrivé, l’abbé demande et reçoit la protection de Tshombe qui lui accorde illico l’asile politique. Aux questions des journalistes sur les conditions de son évasion, Youlou parle de façon évasive, brouille les pistes, ne laisse échapper aucun détail. Il assure s’être « fait aider par des entités mystiques que les non-Africains ne peuvent toujours pas comprendre.″

Par contre, les télégrammes numéros 627 à 633 que Jacques Koscziusko-Morizet, l’ambassadeur de France à Léopoldville envoie à Couve de Murville, le ministre français des Affaires étrangères, lèvent certaines zones d’ombre. Ils dévoilent plusieurs faits importants dont certains corroborent la rumeur qui depuis longtemps court sur la rive gauche du fleuve Congo. Ces documents datés du 29 mars 1965, montrent l’implication de Kinshasa dans ce dossier brûlant. L’évasion a été minutieusement préparée à Léopoldville par le gouvernement Tshombe avec l’aval de Kasa-Vubu. Même si les détails sur la fuite ne sont pas connus du moins ceux des acteurs politiques qui l’ont organisée sont épinglés. Il s’agit du ministre des Finances Dominique Ndinga et du commissaire général à l’Information Sinda. A Léopoldville, Youlou est installé dans une villa du gouvernement discrètement protégée par des militaires. Lorsque Tshombe lui rend visite, l’ambassadeur de France y est présent. Les retrouvailles entre les deux amis sont émouvantes. Ils s’embrassent, se parlent.

Après avoir passé deux ans en prison à Brazzaville, l’exil kinois de Youlou ne dure que l’espace d’un matin. Arrivé le 26 mars 1965, il est prié de quitter Léo en octobre 1965 lorsque le gouvernement Tshombe tombe. Le Congo-Léo s’est vite débarrassé de cet encombrant exilé politique. Condamné à mort par contumace dans son pays et indésirable en France, l’abbé trouve refuge en Espagne franquiste en janvier 1966. Son rêve fou de renverser la révolution à Brazzaville et de reconquérir le pouvoir ne se réalisera jamais. Il meurt à Madrid en mai 1972. Devenu président, Marien Ngouabi “par esprit humanitaire” accepte que ses restes soient rapatriés et inhumés en terres  congolaises. L’abbé Youlou repose pour l’éternité à une dizaine de km de Brazzaville dans sa modeste résidence de Madibou transformée en mausolée.

Documents diplomatiques français, 1965, Tome 1 (1er janvier – 30 juin), Ministère des Affaires Étrangères, Commission de publication des documents diplomatiques.

Tokumisa Congo(Les Bantous de la capitale)

Samuel Malonga/Mbokamosika.com

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