Par Samuel Malonga
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LES PÈRES DE L’INDÉPENDANCE
5. Mobutu : le général, le maréchal et le mythe
Il est rare qu’un uniforme militaire suffise à gouverner un pays. Mais dans le Congo post indépendance, le treillis kaki devint le symbole d’un ordre imposé par un seul homme : Joseph-Désiré Mobutu. De simple sergent dans l’armée coloniale à maréchal autoproclamé d’un État en décomposition, Mobutu a fait de l’image militaire une architecture du pouvoir. Derrière le vernis martial se cache une politique de contrôle, de mise en scène, et de sacralisation personnelle. Cet article retrace l’évolution d’un homme qui transforma les symboles militaires en mythe politique.
L’officier silencieux devenu maître du Congo
Parmi les figures majeures de l’indépendance congolaise, Joseph-Désiré Mobutu occupe une place singulière. Ni figure fondatrice comme Lumumba ou Kasa-Vubu, ni leader régional comme Tshombe ou Kalonji, il s’impose en arrière-plan, avec méthode, patience et opportunisme, jusqu’à devenir l’architecte de l’un des plus longs régimes autoritaires d’Afrique.
Mobutu fut d’abord un homme de l’ombre, instrumental dans la chute de Lumumba, puis sauveur provisoire d’un État désintégré. Ce n’est qu’en 1965 qu’il accède formellement au pouvoir suprême, après avoir manœuvré avec virtuosité entre les divisions internes, les rivalités internationales et le vide d’autorité laissé par la guerre civile.
Un militaire formé par la Belgique
Né en 1930 à Lisala, dans la province de l’Équateur, Mobutu est issu d’un milieu modeste. Il fait ses classes dans l’armée coloniale belge, la Force Publique, où il est formé à la discipline, au commandement et à l’obéissance. Brillant, calme, discipliné, il est repéré par les autorités et envoyé en stage de journalisme à Bruxelles.
C’est par ce biais qu’il entre dans les cercles politiques. À son retour, il rejoint le MNC de Lumumba, non par conviction idéologique profonde, mais par stratégie. Lumumba, qui pressent ses talents, le nomme secrétaire d’État, en juillet 1960, juste après l’indépendance.
L’homme du 14 septembre
Joseph-Désiré Mobutu n’est pas un militaire de carrière au sens classique. Formé dans l’armée coloniale belge, il gravit rapidement les échelons après l’indépendance du Congo en 1960, dans un contexte de chaos institutionnel. Il se fait nommer chef d’état-major, puis général en chef. À peine quelques semaines après l’indépendance, le pays sombre dans le chaos. Crise politique, sécessions, rébellions ethniques et tensions avec les puissances étrangères créent une impasse. Le président Kasa-Vubu et le Premier ministre Lumumba entrent en conflit ouvert. Le 5 septembre, Kasa-Vubu démet Lumumba ; Lumumba réplique en destituant Kasa-Vubu.
Mobutu, jusqu’ici discret, agit. Le 14 septembre 1960, il annonce à la radio qu’il suspend les deux hommes et prend le pouvoir « temporairement » pour rétablir l’ordre, avec l’appui des « techniciens neutres » et de l’armée.
« Je ne suis pas un politicien, mais un soldat. Je veux sauver la nation », déclare-t-il froidement.
Dans les faits, il livre Lumumba à ses ennemis, le met en résidence surveillée, puis laisse faire ceux qui, comme Tshombe et les services belges, veulent l’éliminer. L’assassinat de Lumumba, en janvier 1961, marque un tournant. Mobutu a montré qu’il peut frapper fort, sans apparaître au premier plan.
Le retour de l’ordre… et du pouvoir
Mobutu laisse ensuite le pouvoir aux civils — Cyrille Adoula, puis Tshombe — mais conserve le contrôle de l’armée, devenue le véritable pouvoir d’équilibre. Il cultive une image de neutralité, d’homme au-dessus des partis, de garant de l’unité. En réalité, il prépare patiemment son heure.
En 1965, face au blocage institutionnel entre Kasa-Vubu et Tshombe, Mobutu effectue un deuxième coup d’État, cette fois pour de bon. Il prend le pouvoir en tant que président de la République, avec l’appui tacite des États-Unis et de la Belgique, qui voient en lui un rempart contre le communisme et les dérives populistes.
Le début du long règne
Mobutu met en place un régime autoritaire, centralisé, s’appuyant sur l’armée, le parti unique (le MPR), et un culte de la personnalité en pleine expansion. Dans les années 1970, il rebaptisera le pays Zaïre, instaurera une politique d’ »authenticité » (abolissant les prénoms chrétiens, les costumes occidentaux), et se fera appeler Mobutu Sese Seko Kuku Ngbendu wa Za Banga, « le guerrier tout-puissant qui va de victoire en victoire sans jamais être vaincu ».
Mais tout cela vient plus tard. Dans les années 1960, Mobutu n’est pas encore le dictateur baroque que l’on retiendra. Il est encore le jeune général rusé, formé par les Belges, respecté par l’armée, et vu par l’Occident comme un homme de confiance.
Une figure d’ambiguïté
Mobutu, dès ses débuts, a montré un talent rare : il a su incarner la solution, tout en étant souvent à l’origine du problème. Il a trahi Lumumba, puis proclamé l’unité. Il a soutenu les Belges en sous-main, tout en dénonçant le néocolonialisme. Il a cultivé la façade de neutralité, tout en tissant patiemment son réseau de pouvoir.
Sa force : la patience, le silence, la maîtrise du langage militaire. Il parlait peu, observait beaucoup. Là où Lumumba flamboyait, Mobutu attendait l’heure favorable.
« Il faut savoir attendre le moment propice. Le pouvoir n’a pas besoin d’éclat, il a besoin de durée », disait-il à ses proches.
Le maréchal : consécration symbolique d’un pouvoir divinisé
En 1983, alors que le pays sombre dans la crise, Mobutu se fait proclamer maréchal. Aucun conflit majeur ne justifie une telle élévation. Mais cela importe peu : il s’agit d’un acte rituel, d’un sacre politique. Le maréchalat, en Afrique postcoloniale, dépasse la simple fonction militaire. C’est l’équivalent d’une couronne impériale.
La cérémonie de son élévation est fastueuse : tenues brodées, fanfares, parades. Mobutu y arbore sa célèbre canne, son chapeau léopard, et un uniforme blanc immaculé aux épaulettes dorées. C’est un moment de théâtralité pure : tout est chorégraphié pour graver dans l’esprit collectif l’image d’un chef absolu, au-dessus des lois, des partis, et même des armées.
En se proclamant maréchal, Mobutu renforce aussi son pouvoir spirituel : il devient l’incarnation vivante de l’État. Dans la rhétorique officielle, il n’est plus un homme, mais « le guide « , « le père de la nation », « le pacificateur », « le timonier ». La propagande zaïroise le montre sortant dans des nuages à la télé. Il est tout simplement le meilleur parmi les Zaïrois.
Une propagande orchestrée autour de la figure militaire
Dès les années 1970, Mobutu bâtit un appareil de propagande tentaculaire. Il impose le culte de la personnalité à travers la doctrine du mobutisme. Les enfants chantent son nom dans les écoles. Des portraits géants de lui, souvent en uniforme, ornent les places publiques. Son visage apparaît sur les billets de banque, les timbres, les manuels scolaires. Chaque discours est une leçon d’adoration : « Le peuple, c’est moi », « Le maréchal ne se trompe jamais », peut-on lire dans les slogans. L’uniforme militaire est central dans cette stratégie visuelle. Il communique la force, la stabilité, la discipline. Mais aussi l’idée d’un homme seul capable de tenir un pays immense et instable. L’image militaire masque la faiblesse institutionnelle : la corruption ronge l’administration, les infrastructures s’effondrent, mais le maréchal semble toujours debout, impassible.
Comparaisons africaines : un modèle d’autocratie militarisée
Mobutu n’est pas le seul chef africain à user de l’uniforme pour imposer son autorité. D’autres leaders postcoloniaux ont également revêtu l’uniforme pour légitimer leur pouvoir :
– Idi Amin Dada en Ouganda, ancien sergent de l’armée britannique, se proclama aussi maréchal en 1975. Comme Mobutu, il gouverna par la peur et la mise en scène martiale, jusqu’à sa chute brutale.
– Jean-Bedel Bokassa, en Centrafrique, alla plus loin : il se couronna empereur en 1977 avec l’aide financière de la France. Militaire d’origine, il fit de son pouvoir un opéra grotesque et violent.
– Gnassingbé Eyadéma, au Togo, cultiva également l’image du soldat-père de la nation, en uniforme quasi permanent, jusqu’à sa mort en 2005.
Mais Mobutu se distingue par la longévité et la sophistication de son règne. Il a su jouer sur plusieurs registres : l’autorité militaire, le nationalisme, le traditionalisme africain et le langage moderniste. Là où d’autres sombrèrent dans l’absurde ou la parodie, Mobutu sut imposer un pouvoir stable – au moins en surface – pendant plus de 30 ans.
Héritage contradictoire
L’image de Mobutu reste profondément ambivalente. Pour certains, il fut un homme de stabilité, qui sauva le Congo de l’éclatement total. Pour d’autres, il fut l’artisan du déclin, ayant instauré un système prédateur, clientéliste, et autoritaire.
Mais il est indéniable que dès 1960, son empreinte est là, dès les premières heures de l’indépendance. Il n’a pas été l’un des « pères » du Congo indépendant, au sens noble ou fondateur, mais il en a été le tuteur, le maître, puis le geôlier pendant plus de trois décennies.
Héritage / perception : Figure centrale du Zaïre, longtemps craint, aujourd’hui critiqué sévèrement.
Samuel Malonga