La République démocratique du Congo face au phénomène du « Bon vivant »: de la jouissance à la souffrance( Tribune de Boniface Tshongo)

« J’ai été malheureux pendant ces trois années au pouvoir. » déclarait l’ex bras droit du Président de la République Démocratique du Congo et ex Président ad interim de l’UDPS, JMK. Cette déclaration de l’ancien Premier Vice-Président de l’Assemblée Nationale a suscité en nous le goût de penser et de cogiter sur le sens philosophique de la vie du «Bon vivant».

D’entrée de jeu, disons qu’aux bons vivants, jamais à court de sourires, il suffit d’une plaisanterie ponctuée d’un rire franc pour revendiquer une philosophie qu’ils n’ont nul besoin d’expliquer.

Mais les bons vivants sont-ils vraiment vivants, justement ? Jusqu’à quel point leur exemple est-il bon ? Et puis, quel rapport pourrait exister entre eux et les désordres sans nom qui plongent le peuple dans la misère indescriptible ? C’est en somme une réflexion sur le sens de la vie que nous proposons au cours de cette tribune.

Quand on observe les bons vivants, un caractère frappe en particulier. Eux-mêmes le reconnaissent sans peine : ils aiment à « profiter de la vie ». Ou alors, ils clament à qui veut l’entendre, avec cette insouciance qui les rend si sympathiques, qu’il faut « profiter de l’instant présent ». C’est le «Carpe diem », expression tirée des vers d’Horace, philosophe romain de l’Antiquité : « Carpe diem, quam minimum credula postero » : « cueille le jour sans te soucier du lendemain, et sois moins crédule pour le jour suivant ». Ceci traduit un attachement à un certain mode de vie, attachement qui se veut sans concession, sans réflexion aussi il faut le souligner, comme si la locution latine carpe diem était devenue une espèce de dogme.

Il faudrait donc profiter de la vie et de l’instant présent ? Admettons. En ce cas, quelle serait la nature du profit ou de la jouissance ?

  1. Champ lexical de la jouissance.

Le champ lexical de la jouissance est assez varié chez Spinoza, alors qu’en français on n’a que les termes « jouissance » et « jouir », en latin il y a plusieurs mots qui servent à exprimer les différents aspects de l’idée de jouissance. À cet égard, les traducteurs ont bien vu que le verbe « gaudere » devait parfois être traduit par « jouir » et le substantif « gaudium » par « jouissance ». En effet, ce dernier ne peut, sans fausser le sens du texte, signifier toujours et partout cet affect passif de joie que l’on traduit communément par « contentement » ou « épanouissement ».

Ainsi dit, le bien que l’homme appète pour lui-même et aime, il l’aimera de façon plus constante s’il voit que d’autres l’aiment ; il fera donc effort pour que les autres l’aiment ; et, puisque ce bien est commun à tous et que tous peuvent en jouir [gaudere possunt] pareillement, il fera donc effort (pour la même raison) pour que tous en jouissent [gaudeant] et d’autant plus qu’il jouira [fruetur] davantage de ce bien.

La jouissance dont il est question ici serait d’ordre matériel. Ni trait d’esprit, ni effort intellectuel, ni introspection, ni quête de sens, et n’allons surtout pas parler de connexion au Divin ! Ce serait abonder dans le hors-sujet. Il n’est donc question que de matérialité, et plus précisément de jouissance. Profiter de l’instant présent, c’est chercher à savourer au mieux la gamme de sensations qu’apporte cet instant. C’est aussi dépasser la passivité afin de susciter cette fois le plaisir. C’est s’ingénier à le rendre plus intense, c’est rechercher les combinaisons de plaisirs, pour enfin retirer la jouissance la plus complète possible, comme on extrairait patiemment un arôme.

Un autre terme qui se trouve dans le voisinage textuel et sémantique de la fruitio et du gaudium est celui de delectatio, ainsi que le verbe correspondant delectare, ce que l’on traduit communément par « plaisir ». La delectatio sera en effet rapprochée aussi bien de la fruitio que du gaudium. Ainsi, pour exemplifier l’idée selon laquelle les amours excessifs se tournent en leur contraire. En effet, « quand nous imaginons quelque chose dont la saveur, d’ordinaire, nous plaît [delectare solet], nous désirons en jouir [cupimus frui], c’est-à-dire en manger ». En quoi consiste ce rapprochement ?

Le plaisir est associé à un élément de la représentation imaginative d’une saveur, qui, bien qu’il ait été un effet du fait d’avoir mangé cette chose, sert ici de cause. Ainsi, si de cette idée naît le « désir de jouir » de cette chose imaginée, c’est dans la mesure, encore une fois, où elle nous a souvent produit un certain plaisir. C’est dans la jouissance de la chose, c’est-à-dire lorsque nous mangeons le fruit, que nous éprouvons du plaisir. Si bien que jouissance et plaisir semblent être dans une relation non pas d’identité, mais bien de concomitance, la delectatio étant ici déterminée comme une propriété de la fruitio.

En effet, « [ce que] les hommes, à en juger par leurs actes, estiment comme le bien suprême, se ramènent à trois […] : la richesse, les honneurs, et le plaisir [sexuel] », ces trois choses empêchent l’esprit de « penser à quelque autre bien ». Mais, lorsqu’il est question du plaisir sexuel (libido), il convient de dire que, « après cette jouissance [illius fruitionem] vient une extrême tristesse qui, si elle n’absorbe pas l’esprit, le trouble et l’engourdit ». Le plaisir sexuel est donc ici assimilé à une certaine forme de jouissance, celle qui se rapporte à l’union des corps.

En cela, il est clair que la jouissance peut venir satisfaire un « appétit » du corps, en modifiant par là son état présent et en le déterminant à en acquérir un autre. Autrement dit, la jouissance peut se concevoir du point de vue du corps, et entrer par-là dans sa mécanique comme un élément déterminant.

Or, que la jouissance puisse se rapporter directement au corps, sans passer par une idée, doit être mis au compte de l’évolution de l’anthropologie pour la simple raison que la connaissance de l’homme ne passera plus seulement par les modes de la pensée, mais dépend aussi de celle du corps.

Dès lors, la jouissance, quoi qu’il en soit de sa nature pour le moment, pourra se rapporter aussi bien au corps qu’à l’esprit et ne sera donc plus la marque exclusive des idées et des affects de l’âme.

En outre, lorsqu’elle sera rapportée à l’esprit, il y aura deux modalités de la jouissance. Soit l’esprit jouit moyennant une idée confuse, soit moyennant une idée vraie. Lorsque nous jouissons par une idée confuse ou mutilée, nous ne percevons de l’objet de notre jouissance que le bien immédiat qu’il représente, sans voir le mal qu’il est « en réalité », c’est-à-dire vis-à-vis de la jouissance de la vie de l’esprit. Car, jouir de la vie de l’esprit est le seul critère de départage entre le bien et le mal. Or, comme la vie de l’esprit « se définit par l’intelligence », en jouir reviendra à jouir des idées vraies, autrement dit, à les posséder actuellement.

Pour les bons vivants, dont l’essentiel de la vie vise à profiter des délices qu’elle peut leur offrir, sont au fond une sorte de professionnels du plaisir, d’expert en jouissance. Il y a pourtant dans cette philosophie une difficulté, et non des moindres : le plaisir passe. Une telle jouissance n’est pas de l’ordre de l’esprit mais seulement du corps.

Dans la jouissance du corps nous pouvons épingler ceci. Nous jouissons du repas, mais une fois le repas terminé, la sensation de satiété fait place à celle, nettement moins agréable, de faim. De même, un fumeur jouit de sa cigarette, mais une fois le mégot jeté, l’envie d’une autre cigarette grandit. Parlant du plaisir sexuel, à peine sa conquête séduite, le Don Juan en convoite une autre. Le manque survient comme un invité à la fois irrésistible et indésirable. Pour le chasser, cet affreux importun, il n’y a qu’une seule issue : se mettre en quête d’un nouveau plaisir.

Nous voyons par-là que la possession n’épuise pas tous les sens de la jouissance. Il ne s’agit pas en effet de posséder n’importe quoi, puisque la jouissance ne se donne pas sous n’importe quelle forme de possession. Il est d’autant vrai que la jouissance ne va pas recouvrir la différence entre joie et tristesse, mais plutôt entre deux sortes de joies, les utiles et les nocives, et par conséquent entre deux sortes de biens, ceux qui sont des biens uniquement vis-à-vis de nos joies et les biens proprement dits, c’est-à-dire « ce que nous savons avec certitude nous être utile.» Et c’est cela qui importe.

  1. Du régime des bons vivants. Quelle philosophie en tirer ?

En RDC, lors d’une sortie médiatique de l’Honorable Jean Marc KABUND A KABUND, les propos de ce dernier a laissé couler beaucoup d’encre, taxant les bons vivants de « Jouisseurs ». Nous ne voulons pas alimenter la polémique autour des révélations de celui qui était le bras droit du Chef de l’Etat et qui aujourd’hui fait la prison par méconnaissance de sa liberté d’expression. Nous voulons ici comme déjà dit plus haut faire une simple analyse sur le sens philosophique de la vie.

Fort de ce qui précède, nous comprenons que profiter de l’instant présent n’est qu’un leurre grossier. Derrière la sérénité que la formule est supposée dégager, se cache un appétit vorace, jamais rassasié. En réalité, le bon vivant ne peut être heureux, puisqu’il est constamment en recherche de plaisir éphémère au détriment du petit peuple. Le seul moment où le bon vivant est heureux, c’est l’instant, fugace, où il éprouve du plaisir. C’est la parenthèse de bonheur dans une vie de manque. Quel piètre bonheur ! Un bonheur qui laisse toujours insatisfait et qui, pour prolonger son existence éphémère, doit bien être alimenté par un autre principe, qui n’est autre que le souvenir.

En réalité, dans tout Gouvernement du monde, le bon vivant se doit de comprendre qu’une vie dédiée à la jouissance est une véritable torture, puisqu’elle tiraille l’être entre la recherche d’un plaisir prochain et la nostalgie d’un plaisir révolu.

« Vivre » l’instant présent devient une expression paradoxale. Il n’y a plus ni présent, ni passé, ni futur. Il n’y a qu’un mouvement certes agité mais vain, telle une mer houleuse.

Par cette métaphore il nous sied de comprendre et de faire comprendre au bon vivant que la souffrance est nécessaire à la création de soi. Il nous faudra nous laisser envahir par elle pour que naisse une nouvelle manière d’appréhender la vie. C’est au moment où l’on considère la souffrance de l’autre comme sa propre souffrance que naitront les grandes œuvres, sources de grande jouissance communautaire, d’un accroissement de la perfection humaine, d’un partage équitable des biens de la terre.

Concluons avec Nietzsche qui appelle la grande santé : « celle qu’il ne suffit pas d’avoir, celle qu’on acquiert, qu’il faut acquérir constamment, parce qu’on la sacrifie sans cesse, parce que sans cesse il faut la sacrifier ». Cela nous invite à penser et à repenser la souffrance et la jouissance comme devant se conjuguer au sein d’un Etat qui se veut de droit, au regard du modus vivendi de ceux qui le réclamaient hier et qui sont devenus aujourd’hui des bons vivants et dont l’exemple éthique ne sera jamais à copier, pour jouer un rôle de médiation vers la joie non seulement du seul bon vivant mais de toute une Nation. Car l’essence de l’homme ne sera jamais définie de façon définitive.

Boniface TSHONGO MUTENGI

Kinshasa, le 09 Septembre 2022

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